Выбрать главу

M. d'Entremont se renversa contre le dossier de son fauteuil. Il parut traiter plus légèrement la question. Il lui expliqua que le comte de Varange était arrivé à Québec quatre ou cinq ans plus tôt, afin de tenir près de l'intendant Carlon quelques fonctions concernant la trésorerie. À vrai dire c'était un « relégué », de ces personnages qui grâce à leurs relations échappent à la Bastille et à des condamnations plus infamantes en allant se faire oublier au Canada... Ce qui n'était pas sans compliquer la tâche du Lieutenant de Police.

– Je vous comprends.

Jusqu'alors M. de Varange, homme d'âge, discret et fort recommandé en haut lieu ne lui avait causé aucun ennui. Il s'était si peu fait remarquer à Québec qu'il avait pu disparaître depuis novembre sans que personne ne s'en aperçût.

– Disparaître ?

Ce n'était que vers la mi-janvier qu'il avait été alerté grâce à Mme de Castel-Morgeat.

« De quoi se mêle-t-elle encore celle-là ? » s'interrogea Angélique avec humeur.

M. de Varange habitait une maison située à l'écart un peu au-delà de la Grande Allée, où il vivait avec son valet, son cocher et deux petits Savoyards qu'il avait amenés avec lui de France et qui lui servaient de marmitons et d'aides à l'écurie pour son cheval. M. et Mme de Castel-Morgeat se trouvaient être ses plus proches voisins. À la suite du... bombardement, M. d'Entremont baissa pudiquement les paupières, ils étaient allés habiter au château Saint-Louis. Cependant Mme de Castel-Morgeat se rendait souvent jusqu'à son ancienne demeure afin de surveiller des travaux entrepris pour la réfection intérieure et la protection contre la neige de la partie de la maison qui demeurait intacte. C'est ainsi qu'elle remarqua un jour l'abandon dans lequel se trouvaient les deux petits laquais savoyards. Depuis la disparition de leur maître et des autres domestiques, les deux enfants erraient, vivant de larcins et d'aumônes. Ils vaguaient, couchant dans la maison, abandonnés, n'allumant le feu que dans la cuisine où ils dormaient blottis sur la pierre de l'âtre.

– Madame de Castel-Morgeat s'est préoccupée du sort de ces enfants et a prévenu Monsieur le procureur Tardieu de La Vaudière qui m'en a ensuite saisi. Après enquête, j'ai déterminé que l'on n'avait plus vu leur maître à Québec depuis environ la mi-novembre.

Le Lieutenant de Police s'interrompit. Il semblait attendre de la part d'Angélique une réflexion. Comme elle se taisait, il reprit :

– ... J'ai pu déterminer qu'on l'a vu partir à bord d'une grosse barque chargée d'habitants qui regagnaient Tadoussac. C'est là que sa trace se perd et celle de son valet.

– Se serait-il noyé en route ?

– Après être parvenu à Tadoussac, alors ? Car M. de Ville d'Avray m'a dit l'y avoir rencontré, lors de votre escale à Tadoussac.

« Ce n'est pas vrai ! » faillit riposter Angélique.

Elle savait, elle, que M. de Varange était déjà mort, au rendez-vous de la Mercy en aval de Tadoussac lorsque leur flotte avait mouillé dans la rade du premier poste français sur le Saint-Laurent.

Elle se contint et espéra que son mouvement n'avait pas été remarqué par le policier.

– Êtes-vous certaine de ne pas l'avoir reçu à votre bord ? insista celui-ci.

– Pas que je sache.

Après un silence, elle suggéra :

– Vous êtes-vous informé auprès de mon époux ? Il me semble qu'il serait plus habilité que moi-même pour vous répondre... si tant est que ce comte de Varange souhaitait le rencontrer.

– Je le ferai. Mais j'ai préféré vous entendre avant lui.

– Pourquoi donc ?

Il eut une moue qui ne le rendit pas plus beau et parut soupeser les risques de ce qu'il allait avancer.

– Tout est bizarre dans cette affaire. Figurez-vous, Madame, qu'en cours d'enquête quelqu'un est venu me trouver et m'a déclaré tout de go : « C'est Madame de Peyrac qui a tué le comte de Varange, je le sais de source sûre. »

Angélique poussa une exclamation.

– Qui ?... Qui a pu vous dire cela ?

Sa pâleur et sa colère pouvaient être mises sur le compte d'une émotion indignée.

– Le comte de Saint-Edme.

– Le comte de Saint-Edme ! Mais comment...

Elle avait été sur le point de laisser échapper : « Comment l'a-t-il su ? »

Une fois encore, elle se rattrapa.

– ... Le comte de Saint-Edme ! mais qui est-ce ? Ah, oui ! Ce vieillard qui accompagne Monsieur de La Ferté. Quelle mouche le pique pour répandre des bruits aussi calomniateurs ? Je le connais à peine. Nous n'avons pas échangé trois mots. Il perd la raison...

Garreau la contemplait d'un œil sans expression.

« Tous les mêmes, songeait-elle avec rage, ces grimauds de malheur ! »

Elle retrouva son sang-froid, se disant que la force de Joffrey était inébranlable. Ses fidèles étaient autour de lui comme un rempart et se tairaient. Chacun jouait sa partie pour tous. Malgré son habileté, Garreau d'Entremont ne pourrait rien prouver. Il battait du vent... Ne venait-il pas de le comprendre ? Tout à coup il la remerciait de lui avoir accordé de son temps et la priait encore de l'excuser de l'avoir retenue et pour de si tristes discours. Il répétait que tout était bizarre dans cette affaire.

– Monsieur de Saint-Edme vous a-t-il confié d'où il tenait ces renseignements étranges ?

Le Lieutenant avoua que non. Il la pria encore de l'excuser. Angélique ne se fiait pas à ses protestations. Le visage rougeaud et malgracieux semblait peu disposé aux subtilités de l'esprit. Mais elle avait appris à se méfier des apparences. Les regards atones, les lenteurs de raisonnement, les soudaines démissions ne la rassuraient pas. Comme un sanglier M. Garreau d'Entremont suivait la piste que son flair lui indiquait.

Cependant ils firent effort pour rompre une tension qui, en principe, n'avait plus d'objet.

Sur le point de prendre congé, Angélique ne put empêcher son regard de revenir aux deux gros volumes traitant de démonologie, posés sur le bureau. Il n'y avait fait aucune allusion.

– Est-ce vous, Monsieur d'Entremont, qui vous intéressez à la magie au point que vous consacriez votre temps à la lecture de tels ouvrages ?

Le Lieutenant de Police, qui venait de contourner son bureau dans l'intention de la raccompagner, regarda avec étonnement ce qu'elle lui désignait et parut embarrassé.

– À vrai dire non ! Je suis peu versé dans ce genre de sciences. Mais je vais être obligé de m'y mettre ; car on m'a fait mander de Paris que les crimes de sorcellerie, de sacrilèges, de sortilèges, se multipliaient, qu'il fallait que j'y porte attention aussi en Nouvelle-France. Monsieur de La Reynie m'a fait envoyer ces livres afin que je me mette au courant et puisse juger plus nettement des cas qui me seront soumis. J'aurais préféré, je vous l'avoue, que pour des délits de cette sorte on continue à s'en référer à l'évêque et au Saint-Office, mais il paraît que les tribunaux ecclésiastiques ne sont plus habilités. L'Inquisition a commis trop d'abus et les nouvelles dispositions de justice estiment que le grand nombre d'assassinats et d'empoisonnements qu'entraînent ces pratique les font relever du bras séculier.

Il prit sur le bureau une feuille couverte de chiffres et d'écriture.

– ... Voyez ! J'ai là un rapport qui m'est parvenu avec les navires de l'été. Il paraît qu'on soupçonne dans Paris plus de trois cents officines de magiciens et de magiciennes dont le commerce entraîne la mort. Toutes sortes de personnes s'y rendent pour obtenir leur aide criminelle parmi les plus élevées dans le rang. On empoisonne, on égorge, on immole, c'en est une folie...

« Et justement, sur le mystère de la disparition de Monsieur de Varange vient se greffer une vilaine affaire d'opération magique qui n'a pas, hélas, la simplicité des accusations de noueurs d'aiguillettes ou de jeteurs de sorts au bétail qui nous arrivent des campagnes de temps à autre. C'est plus grave. Vous ayant déjà beaucoup importunée, je ne voulais pas entrer dans le détail, mais puisque vous m'en parlez la première vous allez comprendre pourquoi je vous ai dit que tout dans cette histoire était bizarre. Plus je tire le fil et plus j'amène au jour des révélations effarantes. Il semble que le comte de Varange pratiquait la magie noire. Un peu avant son départ pour Tadoussac, il se serait livré dans sa maison de la Grande Allée, là, à deux pas de la Prévôté, à une horrible représentation destinée à obtenir l'aide des démons.