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« On ne peut guère tirer d'indications des petits Savoyards qui baragouinent à peine quelques mots de français et me paraissent tout à fait débiles. Mais le cocher en fuite et qui s'est réfugié chez les sauvages aurait dit en passant à un habitant de la paroisse de Saint-André qu'il partait parce qu'il avait peur. Il a raconté que le comte, certaine nuit, voulut faire parler un miroir magique et lorsqu'il fut parvenu à l'ensorceler, il s'y entretint avec une prêtresse du diable qu'il attendait à Québec pour l'automne et qui ne venait pas. Il voulait savoir où elle se trouvait, être renseigné sur des projets qu'il avait en train avec elle. Pour la réussite de l'opération magique, un chien noir fut immolé, crucifié vivant, dont on ouvrit le ventre, prit le fiel et dont...

Garreau vérifia d'un coup d'œil sur un papier.

– ... dont le sang devait couler sur un crucifix, placé au-dessous. Voilà ! J'ai pu mettre la main sur le garçon qui avait fourni le chien. Des voisins s'étaient plaints du remue-ménage et d'avoir entendu des hurlements... Cependant, comme la demeure est assez isolée...

– Mais c'est horrible, dit Angélique.

Elle s'interrogeait :

« Est-ce Ambroisine qu'il a vue dans le miroir magique ? Ambroisine qui devait le rejoindre à Québec après nous avoir achevés. »

– Qu'a-t-il vu d'autre dans ce miroir qui l'a poussé à s'embarquer aussitôt pour Tadoussac ? continuait le Lieutenant de Police.

C'était surtout pour éclaircir ce point qu'il avait souhaité parler avec Mme de Peyrac car, répéta-t-il, « elle aurait pu à Tadoussac avoir vu, ou entendu parler de quelque chose ».

Ce « quelque chose » et sa façon de le prononcer hérissaient Angélique de la tête aux pieds.

– Dieu me préserve d'avoir eu jamais affaire à un aussi ignoble individu, jeta-t-elle avec feu. Je ne comprends pas pourquoi vous vous désolez tant de sa disparition ? Vous devriez, au contraire, vous féliciter qu'il se soit volatilisé définitivement comme les vapeurs délétères de ses maléfices.

– Je ne me désole point...

Garreau d'Entremont affecta un air rogue.

– Je ne me désole point, Madame, mais je suis le Lieutenant de Police. Cet homme a disparu. Je dois savoir ce qu'il est devenu, car mon rôle est de veiller à ce que les crimes qui se commettent sur le territoire de la Nouvelle-France soient dénoncés et ne demeurent pas impunis. Or, la disparition de Monsieur de Varange est suspecte. Tout suppôt du diable qu'il est, s'il a été assassiné, je dois trouver ses assassins...

Il asséna ces derniers mots avec force et fermeté. Angélique se souvint de la réflexion de la Polak :

« Pas mauvais bougre, le Ronchon ! Mais c'est un homme à principes... Les plus dangereux. »

Malgré cette suprême escarmouche, ils se quittèrent sans acrimonie. Presque bons amis.

Chapitre 52

L'esclave noir, Kouassi-Bâ, attendait assis sur les marches de la Prévôté. Il leva vers elle sa face emmitouflée. Elle le recueillit dans ses yeux, avec le déroulement lointain des montagnes embuées de lumière et reprit possession de toute sa richesse présente : le Nouveau Monde, la liberté...

Elle soupira.

– Rien de grave, fit-elle, répondant à l'interrogation muette du fidèle ami. Mais je désire rentrer en me promenant un peu. Retourne à Montigny où le comte t'attend.

Le grand Noir la quitta rassuré. Angélique prit, à l'angle de la maison de Mme de La Peltrie, la rue des Parloirs, et après avoir dépassé le portail des ursulines continua par une piste qui faisait le tour du parc du monastère.

Elle allait. Les bords de sa jupe soulevaient une neige duveteuse dont les paillettes demeuraient longtemps suspendues, ne retombant que lentement. Tout brillait. Les arbustes et les taillis au bord du chemin paraissaient filés dans le verre. Au loin l'Angélus de midi carillonnait.

La neige durcie du chemin couinait sous ses pas. Par instants, elle s'arrêtait.

De cette histoire sinistre, et plus encore que la crainte de voir Garreau découvrir la vérité – il ne pourrait rien prouver – lui restaient les visions des petits Savoyards, domestiques de cet affreux comte de Varange. C'était une vision familière pour elle, qui avait connu les bas-fonds de Paris. Les petits ramoneurs savoyards avec leurs brosses et leurs échelles arrivaient en automne dans la capitale fuyant l'hiver de leur Savoie déshéritée.

Vêtus de noir, coiffés de noir, barbouillés de suie, amenant avec eux un petit animal des hauteurs, une marmotte qu'ils faisaient danser pour distraire les passants, ils parcouraient les rues de Paris, criaient dans leur patois inspiré d'italien :

– Ramonia ! Ramonia la chemina...

Il arrivait qu'endormis, engourdis par le froid dans une encoignure de porte, ils étaient victimes des marchands d'enfants qui les enlevaient et les revendaient à de grands seigneurs pour leurs plaisirs. N'était-ce pas pour eux préférable, disait Jean-Pourri, que de mourir de froid, par une nuit de gel, avec leur marmotte ? Telle avait dû être, à peu de chose près, la destinée des petits laquais du comte de Varange qui, suivant leur maître, s'étaient retrouvés au Canada.

Les navires apportaient marchandises et bienfaits du Vieux Monde et aussi perversion. Un homme déchu, suivi d'un valet à mine patibulaire et de deux petits laquais, débarque, un jour, à Québec, et personne ne sait que le Mal vient d'entrer dans la ville.

Si Ambroisine, éclatante, avait posé son petit pied mignon sur le rivage, l'aurait-on su ?

« Ma parole ! Il semblait y croire, ce Garreau. Il me regardait comme si j'avais tué M. de Varange... »

Et, en effet, c'était bien elle qui l'avait tué.

Mais, de ce côté-là, aucune crainte à avoir. Garreau se heurterait au mutisme de Joffrey et de ses hommes.

La seule chose inquiétante parce que inexplicable c'était la dénonciation de M. de Saint-Edme, déclarant que « c'était Mme de Peyrac qui avait tué son ami, à lui, le comte de Varange ».

Comment et pourquoi, ce vieillard avec son masque fardé enfoui sous des perruques trop opulentes, ses gants bleutés qui lui faisaient des pattes de lézard blafard, ces allures hagardes de luxueux épouvantail, se trouvait-il mêlé à ce galimatias ?

Pourquoi était-il venu trouver le lieutenant de police pour lui déclarer : « C'est Madame de Peyrac qui a tué le comte de Varange... » ? Et comment pouvait-il le savoir ? À partir de cette question, Angélique se sentait gagnée par la crainte. Car il n'y avait qu'une seule réponse : Le comte de Saint-Edme avait partie liée avec Varange dans ses pratiques de sorcellerie. Comme lui, il attendait l'arrivée d'Ambroisine à Québec. Avait-il participé à la conjuration satanique ? Dans le miroir magique avait-il vu apparaître le visage ensanglanté de la Démone ?

Horrible prodige ! Puissance du Prince des Ténèbres, qui ne peut se frayer passage à la surface de la Terre que par un boyau de sang et de profanations. Un crucifix souillé, un chien martyrisé...

Une chapelle solitaire à la croisée des chemins appuyée d'un bouquet d'arbres aux branches fleuries de neige.

Un campanile de bois abritait une petite cloche la chapelle comportait deux fenêtres sur les côtés une porte en ogive au centre de la façade. Ce sanctuaire était dédié à sainte Foy.