Angélique leva le loquet et pénétra à l'intérieur La pénombre lui fit du bien, après la lumière crue du dehors qui blessait les yeux. Elle ne distingua tout d abord dans cette douce obscurité que l'or du tabernacle qui luisait au fond et le rubis de la veilleuse, étoile vacillante dans sa coupelle de verre. Elle se signa et avança de quelques pas. C'est alors qu'elle aperçut un homme qui priait agenouillé sur la première marche devant l'autel.
C'était le chevalier de Loménie-Chambord. Discrètement, Angélique demeura près de la porte. Elle ne voulait pas le déranger dans son oraison. Mais il se retourna et l'aperçut. Elle le vit se signer aussitôt et après une génuflexion hâtive, il vint à elle de ce pas souple et silencieux que tous les guerriers français avaient acquis dans les forêts indiennes. Une expression inquiète marquait ses traits tandis qu'il se penchait vers elle.
– Que se passe-t-il, mon amie ? chuchota-t-il Qu'est-il arrivé ? Vous êtes bouleversée !
Son regard clair l'examinait et elle se laissa happer par sa lumière rayonnante.
– ... Qu'est-il arrivé ? insistait-il, pressant. On vous a fait du mal ? Dites-le-moi. Dites-le-moi, mon amie chérie...
– Ce n'est rien.
Elle avait envie de lui crier :
« Ce n'est rien, ce n'est que la douleur du monde... »
Elle soupira :
– ... Ce n'est rien... Mais c'est quand même terrible !
Il l'attira contre lui d'un mouvement instinctif et protecteur et elle s'abandonna contre son épaule, soudain lasse, les yeux fermés.
« Oui, oui, c'est cela », pensait-elle. « Serrez-moi fort. Serrez-moi dans vos bras, vous, le Saint, vous le Pur, vous le Tendre, vous qui rachetez les péchés des hommes. »
Son souffle l'effleurait, tandis qu'à voix basse, comme un secret, il lui murmurait des mots de réconfort.
– ... Il ne faut pas... Non, il ne faut pas... Ne craignez rien... Dieu vous protège... Vous si belle ! Vous qui apportez la joie et l'espérance... Ne craignez rien. Dieu vous aime.
C'était comme s'il lui avait dit :
« Je vous aime. »
Une aura de lumière baignait son clair visage et l'étreinte ferme de ses bras abolissait en elle le souvenir de la peur et du dégoût. Elle voyait briller ses lèvres proches sous la petite moustache châtaine. Elles se posèrent sur les siennes comme en songe.
Lorsqu'ils se virent sur le seuil de la chapelle, leurs mains qui se frôlaient et se tenaient, se séparèrent d'un commun accord. Ils émergèrent de l'instant de grâce avec la sensation de quitter une pièce illuminée pour retrouver au-dehors froidure et ténèbres. Pourtant le soleil brillait toujours en plein ciel. Mais déjà, sans qu'on pût discerner à quels signes, la lumière du jour tombait en langueur.
Ils demeurèrent silencieux et, du regard, rassemblaient autour d'eux les éléments du paysage les environnant : les parois de neige, les plaines scintillantes, le miroitement des glaçons aux branches des arbres, les alignements lointains des cheminées d'où s'étiraient des rubans de fumée blanche.
– Finalement, le lui donnerai-je ? fit soudain Loménie d'un air pénétré.
– Quoi donc ? À qui ?
– Son couteau à scalper... À Honorine. Je le lui ai promis implicitement puisque je m'étais engagé à lui donner ce qu'elle me demanderait. Et je sens qu'elle ne me tient pas quitte. Elle n'accepterait pas un canif, ni un couteau-jambette... Non ! Elle veut un vrai couteau à scalper. C'est une arme dangereuse. À la réflexion, je me suis demandé si je ne pourrais pas convenir avec elle d'un arrangement... Quel est son rêve ? De s'identifier à un invincible Iroquois... Peut-être la belliqueuse personne se suffira-t-elle d'un petit arc et d'un carquois de flèches de sureau ! Qu'en pensez-vous ?
Angélique se mit à rire.
– Monsieur de Loménie, vous êtes un homme charmant. Et beaucoup trop indulgent pour cette petite fille.
– On aime à combler l'innocence, dit-il avec douceur. Elle seule le mérite.
Puis s'inclinant avec déférence il effleura de ses lèvres sa main.
– ... Réfléchissez à la question, Madame, et si vous désirez me donner sans tarder votre réponse, nous pourrions convenir d'un rendez-vous demain dans les allées du jardin du gouverneur. Ce jour-là il n'y a personne, nous pourrons faire quelques pas de promenade... C'est un endroit paisible pour y deviser de choses graves.
Chapitre 53
L'amour de Loménie lui donnait des ailes. Elle rectifia dans son esprit. « Non, ce n'était pas de l'amour, mais un sentiment délicieux, consolant » qui laissait loin derrière la sombre vision du Lieutenant de Police parlant de crimes répugnants et de personnages immondes. Le chevalier l'aimait-il ? Il l'avait embrassée comme pour la réconforter.
Un pas rapide d'homme derrière elle, faisant crisser la neige, l'alerta. M. de Bardagne la rejoignait.
– Cette fois, vous vous défendrez en vain de n'avoir pour Monsieur de Loménie-Chambord que des sentiments de simple amitié, lança-t-il avec agitation. Quand je pense que vous allez jusqu'à lui donner rendez-vous dans une chapelle...
– Vous êtes fou, je ne lui ai donné aucun rendez-vous.
– Comment puis-je vous croire ? Je vous ai vue arriver et entrer dans la chapelle quelques minutes après lui.
– Je vous répète que c'est le hasard. Je revenais chez moi en suivant ce chemin derrière les ursulines. J'ai voulu entrer pour prier.
– Et le chevalier de Loménie se trouvait là comme par hasard ?...
– Il s'y trouvait... Un sanctuaire n'est-il pas un lieu où tout un chacun a le droit d'entrer ?
– Votre recueillement ne m'a pas paru très profond. De temps à autre, je vous entendais chuchoter. Vous parliez tout bas... Pourquoi ?
– Il y avait les Saintes Espèces.
– Et cela ne vous empêche nullement de badiner avec un chevalier de Malte ! Vous ne respectez rien.
– Je vous en prie, cher Nicolas. Tempérez un peu votre jalousie. À force de ragots et de soupçons, vous allez finir par me jeter dans les bras du chevalier.
– Mais vous y étiez dans ses bras ! s'écria-t-il indigné. Je vous ai vus.
Elle lui jeta un regard inquiet. Avait-il osé se hisser jusqu'à la fenêtre de la chapelle pour regarder à l'intérieur ? Un envoyé du Roi, c'était impensable. Mais au point où il en était on pouvait s'attendre à tout.
– Et lorsque vous êtes sortis de la chapelle ensemble vous lui teniez la main.
Angélique haussa les épaules. Elle ne se souvenait absolument pas avoir tenu la main de M de Loménie-Chambord. Elle prit la chose en riant.
– Décidément c'est merveilleux d'être tant aimée. Monsieur de Loménie, vous...
– ... Monsieur de Ville d'Avray, continua-t-il, Monsieur de La Ferté, le jeune et fou Anne-François de Castel-Morgeat, et le vieux aussi fou Bertrand de Castel-Morgeat son père, Basile, Monsieur de Chambly-Montauban...
– Vous exagérez. Votre imagination tourmentée vous égare, pauvre Nicolas ! Et pourtant vous me faites plaisir. Comme c'est agréable de se sentir aimée lorsque tant de dangers et tant de haine bouillonnent par le monde... Mon cher amoureux de La Rochelle, merci !
– Ne me regardez pas avec ces yeux étincelants, fit-il d'une voix frémissante. Vous savez bien que cela me transporte.
Mlle d'Hourredanne les vit passer, riant et se donnant le bras. Elle nota qu'ils ne prenaient pas congé l'un de l'autre devant la maison de Ville d'Avray, mais continuaient dans la direction du boqueteau derrière lequel se dissimulait la résidence de M. de Bardagne.
– Vous n'êtes jamais encore venue en ma demeure, avait-il dit à Angélique tandis qu'ils montaient la rue en échangeant des propos pleins de gaieté.