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– C'est que vous passez tout votre temps devant la mienne... Et puis je ne tiens pas à rencontrer chez vous certains de vos amis.

– Il n'y a personne aujourd'hui.

Du chemin, une allée s'ouvrait entre les arbres de la Closerie et l'on apercevait au bout une jolie bâtisse à deux étages avec l'habituel toit d'ardoises, flanqué de ses cheminées carrées.

Le soleil éclairait encore la façade mais, dans le sous-bois, une ombre froide régnait piquetée de ronds de lumière qui se déplaçaient suivant l'heure comme les reflets tressautants d'un miroir.

Une haleine glacée sortait d'entre les troncs et les broussailles. Nicolas de Bardagne attira Angélique dans ses bras, l'enveloppant de son manteau qu'il referma autour d'elle et l'on ne savait si c'était pour la défendre de ce brusque assaut polaire ou pour la soutenir car le chemin qui remontait vers la maison était plus glissant qu'une patinoire.

– ... C'est une situation insoluble, désastreuse, murmurait Bardagne. Sans issue... Et pourtant je ne peux la trancher. Vous voir, entendre votre rire par-dessus les frondaisons... Et puis marcher un peu à vos côtés comme en cet instant, ce sont là des bonheurs dont je m'aperçois qu'ils sont plutôt des tortures... Espérer ? Mais quoi donc... Il m'arrive de décider de ne plus vous revoir au moins d'une journée. Alors je me sens libre, calme, redevenu moi-même. Je me plonge avec joie dans mes lectures, mes travaux et mes plaisirs. Et puis soudain, je suis saisi par la folie de ma résolution... Il m'apparaît que vous êtes là, dans cette ville, à deux pas, vous que j'ai tant pleurée, vous que j'avais perdue. Et je me juge dément de vouloir fuir une si miraculeuse réalité. Même si je n'en recueille que des miettes. Je vous ai trop aimée pour que vous ne m'apparteniez pas un peu, n'est-ce pas ? Alors, je m'élance à votre recherche. Mon cœur s'arrête de battre à votre vue et ce que j'éprouve fait de cet instant et du lieu où je vous rencontre le siège de délices incommensurables. Devrais-je les payer de souffrances plus amères encore que je ne peux les regretter.

– Monsieur de Bardagne, votre éloquence dont j'apprécie la fougue me touche, mais je pense aussi qu'elle risque de nous faire trébucher, dans le sens propre du terme, soit dit...

Pour éviter de tomber, elle se cramponna à lui.

– Que je vous aime ! Que je vous aime ! murmura-t-il.

– Cette allée est trop glissante... Nous ne parviendrons jamais jusqu'à la maison.

– Qu'importe ! Nous sommes bien ici et hors de vue, venez par là.

Il l'entraîna sous le couvert des arbres, dans l'ombre bleue et froide du sous-bois, mystérieuse à force d'être insondable, et la reprenant dans ses bras d'autorité, il s'empara de ses lèvres.

Durant un long moment, leurs bouches se répondirent, se séparant et se rejoignant avec chaque fois un élan plus avide.

Ce n'était pas la première fois que la passion de Nicolas de Bardagne éveillait celle d'Angélique, l'entraînant malgré elle comme une lame de fond. Déjà à Tadoussac, il l'avait subjuguée en un long baiser dévorant. La houle de sensualité qui les emportait était bien à l'image de cette vague sournoise qui passe par-dessus la rambarde du navire, prend par surprise l'équipage, noyant tout, assommant et renversant au hasard, avant de se retirer avec une souple hypocrisie pouvant faire croire que l'on a rêvé, si ne demeuraient les traces du saccage et si Angélique, lorsque leurs deux visages s'écartèrent, enveloppés de la vapeur tiède de leurs souffles, n'avait entendu battre la chamade en son cœur, ni ressenti au creux des reins la brûlure irradiante, bien connue, du désir.

Le fait est, qu'haletants, ils n'éprouvèrent pas la force ni l'envie de prononcer un seul mot. Ils revinrent vers l'allée et se quittèrent au seuil de la propriété, sans plus d'échange ni de commentaire.

Après cette plongée dans les profondeurs sous-marines de la convoitise, profondeurs sourdes, bleues, traversées d'éclairs, à l'image de la pénombre du petit bois qui les avait dissimulés, Angélique s'étonna de retrouver la clarté du jour encore guillerette. Il n'était pas si tard. Et le ciel très bleu commençait à peine de pâlir prenant vers l'occident une nuance de porcelaine.

Angélique marcha jusqu'au carrefour de l'orme, où se tenait le petit campement des Indiens avec leurs cabanes d'écorce en taupinière sous la neige, leurs feux et leurs chiens frisés.

Au lieu de rentrer chez elle, elle bifurqua et prit le sentier de traverse qui pouvait la conduire par le champ montant jusqu'au manoir de Montigny. Si l'idée l'effleura qu'après le baiser qu'elle venait d'échanger avec M. de Bardagne, partir à la recherche immédiate de son mari était faire preuve de légèreté, elle la rejeta comme inopportune. Échanger un baiser avec un amoureux transi ne tirait pas à conséquence. Non seulement, elle n'éprouvait ni remords ni crainte mais, au contraire, elle se félicitait de cet intermède car elle avait l'impression satisfaisante qu'elle venait de s'offrir une excellente diversion à d'insupportables chagrins.

Il lui semblait maintenant qu'elle avait retrouvé la légèreté, c'est-à-dire la force voulue pour y faire face et qu'elle pourrait entretenir Joffrey des menaces qui pointaient derrière l'enquête du Lieutenant de Police. Elle se sentait gagnée par une ivresse bienfaisante, puérile, à laquelle, se voyant seule sur le chemin, elle eut envie de s'abandonner.

Avec un grand geste des bras qui fit voler au vent les pans de son manteau, elle s'élança en courant vers le sommet de la colline, escortée, à son insu, par les bonds lourds des chiens indiens que son exubérance soudaine avait eu le don d'arracher à leur apathie.

Ils la rejoignirent et se tinrent en rond autour d'elle, remuant un bout de queue, surpris de la voir s'arrêter, tandis que d'en haut, elle observait le manoir de Montigny en contrebas.

Elle ne savait pourquoi, mais les abords du manoir autour duquel s'affairaient d'habitude les hommes d'équipage ou de nombreux visiteurs lui parurent anormalement calmes. Son excitation tomba, remplacée de nouveau par le malaise. À part les modulations du vent le silence était total.

Angélique entreprit de descendre vers le château. Déçus de son immobilité, les chiens indiens l'avaient quittée et avaient regagné le campement.

La demeure semblait à demi désertée. Il y avait du mouvement du côté des cuisines et de la fumée s'élevait des cheminées mais dans les salons du rez-de-chaussée où d'habitude, surtout vers la fin de la journée, on pouvait observer un remue-ménage d'officiers comme Urville, Barssempuy, Erikson, venant aux ordres ou retrouvant leurs « quartiers », elle ne rencontra âme qui vive.

Dans un cabinet d'études, elle aperçut, disposés sur une table, les plumes, les rouleaux de cartes et de papiers, les instruments de mesure dont Florimond se servait pour rédiger la « relation » de ses explorations de l'été, tâche à laquelle il consacrait plusieurs heures par jour, mais lui aussi était absent.

« Où sont-ils donc passés, tous ? »

Elle monta à l'étage, espérant trouver Joffrey dans la pièce qu'il se réservait et qu'il appelait sa « chambre de commandement ». Elle n'y avait pénétré qu'une fois. C'était là aussi qu'il dormait lorsque des travaux ou des assemblées tardives le retenaient trop avant dans la nuit.

Angélique, lorsqu'elle avait vu l'ameublement bien choisi de cette pièce, s'était demandé si ce n'était pas celle qui avait été aménagée plus spécialement pour la duchesse de Maudribourg.

Fut-elle influencée par cette pensée lorsque, après avoir gratté à l'huis sans recevoir de réponse, elle y pénétra ? Mais elle se persuada qu'il flottait dans cette pièce, pour l'heure vide d'habitants, les effluves d'un parfum féminin. Ce n'étaient pas des traces bien précises. Il fallait des narines exercées. Elle n'aurait pu dire non plus s'il s'agissait du parfum de Bérengère-Aimée. Ce qui la remit de meilleure humeur après qu'elle eut fait trois ou quatre fois le tour de la pièce en flairant comme un chat, ce fut de décider qu'il s'agissait, selon toute vraisemblance, de plusieurs parfums féminins. Un grand nombre de personnes, dont des femmes, avaient dû se tenir récemment dans cette pièce.