– Où sont-ils passés ?
Elle regagna le rez-de-chaussée et poursuivant son inspection découvrit, dans l'une des grandes salles à manger, les reliefs apparents d'un festin dont les convives devaient s'être levés de table peu de temps auparavant.
– Il y a eu collation au château, lui dit un marmiton enfin rencontré dans la cour.
Il lui désigna l'amorce d'un chemin qui pénétrait dans la forêt.
– Ils sont partis par là.
Angélique s'engagea suivant la piste qui sinuait à travers les troncs des bouleaux et des épinettes. Le sous-bois était assez clairsemé. Sur la neige rose, le soir commençait d'allonger des ombres couleur de lavande.
Elle arriva peu après aux abords d'une vaste clairière. Un grand nombre de personnes s'y tenaient rassemblées, le visage tourné vers Joffrey de Peyrac. Celui-ci, dans une position plus élevée, sur une légère éminence, leur faisait face et leur parlait.
Parmi les assistants, Angélique reconnut M. et Mme de Castel-Morgeat, Bérengère-Aimée de La Vaudière, mais son mari le procureur n'était pas là. Avec étonnement, elle nota aussi la présence de cette femme de l'île d'Orléans, à l'opulente chevelure brune, Éléonore de Saint-Damien qu'on appelait Éléonore d'Aquitaine, qu'on disait avoir eu trois maris et qui était venue pour la messe de minuit.
Il y avait beaucoup d'officiers, dont Melchior Sabanac, mais aussi de simples soldats.
Angélique ne sut quelle sorte d'instinct la retenait de descendre le talus et de s'introduire dans cette assemblée parmi laquelle beaucoup de personnes étaient de ses amis et que son mari présidait. Ce fut le sentiment qu'elle s'y trouverait déplacée. Elle tendait l'oreille et essayait de comprendre ce que disait Joffrey. Elle l'entendait assez distinctement, mais ne comprenait pas, à part de temps à autre un mot dont la signification lui était plus nette sans qu'elle fût bien certaine de l'avoir saisi.
Brusquement, la raison de sa perplexité lui apparut. Elle ne comprenait pas, parce qu'il ne parlait pas français. Il parlait en langue d'oc, la langue des régions méridionales de la France. Et il n'y avait pas à s'étonner de voir dans cette assemblée la belle Éléonore de Saint-Damien, puisque se tenait là, à n'en pas douter, une assemblée de Gascons.
À partir du moment où la vérité lui apparut, Angélique demeura comme frappée par la foudre. Elle se tint plus immobile qu'une statue derrière les arbres, le cerveau aussi gelé que les pieds et les mains. Fallait-il croire que Mlle d'Hourredanne avait raison lorsqu'elle disait :
« Depuis que M. de Peyrac est dans nos murs, les Gascons sortent de tous les trous. On ne s'imaginait pas qu'il y en eût tant en Nouvelle-France. »
Cela expliquait aussi la présence d'officiers et soldats, la plus grande partie appartenant au régiment de Carignan-Salières était recrutée dans les contrées du Sud-Provence et d'Aquitaine.
Elle prit à peine garde que tout le monde se séparait et s'égaillait avec de grands saluts joyeux et fit tout un détour afin de regagner sa maison sans avoir à repasser devant le château de Montigny.
La neige devenait phosphorescente. La nuit s'annonçait glaciale. Angélique toucha ses lèvres et les trouva sensibles, ayant oublié les baisers de Bardagne. Levant les yeux vers le firmament, elle se dit que c'était une nuit à voir passer les canots en feu de la « chasse-galerie », annonciateurs de phénomènes sismiques, de folie dans les esprits et de bouleversements dans les âmes. En passant près de la cour de Banistère, la chaîne du chien maigre tinta sur la glace, et elle vit se profiler, tournée vers elle qui approchait, sa triste silhouette.
Pauvre bête innocente !
Dans la maison, était-ce un cauchemar ? Là aussi, il n'y avait personne. Elle dut se rappeler que la nuit tombait à peine. Suzanne venait de repartir chez elle en laissant contre les cendres une marmite bouillonnant doucement et après avoir disposé sur la table familiale la vaisselle du souper.
Une partie de la maisonnée devait être chez Mlle d'Hourredanne pour écouter la lecture de La princesse de Clèves.
Les autres vaquaient à leurs occupations dans la ville. Sire Chat lui-même était absent.
Debout au milieu de la grande salle qu'elle aimait tant, Angélique ne reconnut plus le décor de son bonheur.
Elle était sur le point de se laisser aller à un désarroi aux multiples causes lorsqu'elle réalisa que la première de ces causes venait de l'épuisement physique dans lequel elle se trouvait car elle mourait de faim et de soif.
De tout le jour, elle n'avait rien mangé, et même depuis la veille, car elle était partie ce matin à jeun pour communier à la messe de Sainte-Agathe, ensuite Monsieur le Gouverneur avait entraîné toute sa Cour dans son jardin. Au retour de la promenade, Monsieur Garreau d'Entremont l'avait retenue près de deux heures dans son cabinet d'instruction. En la quittant, lui, il avait dû se rendre illico dans sa salle à manger où un archer transformé en valet de pied lui avait servi un repas substantiel. Tandis qu'elle, Angélique, s'en allait par les chemins méditer de sinistres histoires et se faire embrasser par les uns et par les autres à titre de réconfort, ce qui l'avait menée jusqu'à une heure avancée de l'après-midi pour découvrir, dans le soir tombant, Joffrey de Peyrac discourant en langue d'oc, entouré de Gascons et de ces belles femmes d'Aquitaine, dont à Toulouse sa blondeur poitevine avait redouté l'ascendant.
Et maintenant, le soleil était couché. Il faisait nuit. Elle avait les pieds gelés et l'estomac vide.
Avec des mouvements énergiques dans lesquels elle fit passer une partie de sa rage et de son indignation, Angélique commença par remonter du puits le seau où miroitait l'eau très fraîche qu'elle but longuement à même le récipient.
À la suite de quoi, elle se tailla une énorme tranche de pain bis et étala dessus, largement, du beurre. Elle y ajouta une tranche de jambon et son assiette en main alla s'asseoir à l'extrémité de la table.
La soif n'étant pas encore étanchée, elle se releva pour verser de l'eau dans une cruche vernissée qu'elle posa sur la table, à portée de main. Tentée de se rendre à la réserve dans les caves pour s'y verser un bol de lait, elle renonça. Elle était trop fatiguée.
Tandis qu'elle mordait dans sa tartine à pleines dents elle commença de trier les divers événements de la journée.
Elle aurait souhaité parler avec Joffrey de son entrevue avec le Lieutenant de Police, sachant qu'il la rassurerait. Il ne craignait rien. Garreau pourrait jeter à ses pieds le cadavre décomposé de Varange qu'au plus il sourirait et l'autre briserait ses défenses de sanglier sur la maîtrise inébranlable du comte de Peyrac. Celui-ci était sûr du silence de ses hommes. Une circonstance de plus où il s'affirmerait en prince indépendant. Elle ne savait que penser de cette réunion de Gascons dans les bois, où il les avait convoqués afin de leur parler la langue de leur province... Une province annexée depuis deux siècles par les « barbares du Nord » et qui restait ombrageuse.
Leur parlait-il de revanche ? De liberté ? C'était folie !
Mais il ne lui dirait RIEN à elle, car il lui cachait TOUT, en fait. Ce serait inutile d'aborder le sujet de front avec lui... et, pour tout avouer, jamais elle n'oserait. Jusque dans l'abandon du plaisir, elle le sentait toujours plus fort qu'elle. Il ne se laissait jamais asservir par quiconque et il se l'attachait, elle, par cette fascination qu'il exerçait sur son entourage.
« Esclave ! Je suis son esclave. Et il le sait... »