– Je vous laisse !
Le manteau de Mme de Castel-Morgeat était doublé de couleur prune. Debout dans le demi-jour qui venait de la rue, avec sa pâleur chaude, elle était décidément très belle.
– Monsieur de Ville d'Avray me rapporte qu'en m'intéressant au sort des petits Savoyards de Monsieur de Varange je vous ai contrariée, entama Sabine, dont les yeux andalous s'agrandirent sous l'effet de l'anxiété. Angélique, je suis très peinée. Vous auriez énoncé contre moi des accusations.
– Quelles accusations ?
– Que j'avais sciemment soulevé le cas des petits Savoyards pour vous mettre en cause près du Lieutenant de Police.
– Ah ! Ne tournez pas tout au tragique !
– Ma vie est tragique, s'écria Sabine de Castel-Morgeat.
– Alors que dirais-je de la mienne ! Asseyez-vous !
Mme de Castel-Morgeat reprit place sur le canapé tandis qu'Angélique s'asseyait à l'autre extrémité.
La femme du gouverneur militaire s'efforça au calme afin d'expliquer qu'elle n'avait jamais songé à causer le moindre tort à Mme de Peyrac. Elle avait été simplement la première à remarquer l'absence, dans le quartier où il habitait, de M. de Varange.
– Monsieur de Varange était notre voisin le plus proche avant que notre maison ne soit démolie. Nous le fréquentions peu mais j'observais les allées et venues de sa domesticité. Un temps, je lui fis observer qu'il devait envoyer ses petits laquais au catéchisme. Il me dit qu'il le ferait. Je ne sais s'il y a pensé par la suite. Les enfants sont originaires du pays de Savoie. Ils parlent à peine le français.
Un jour récent, elle avait constaté qu'il ne restait dans la demeure vide que les deux domestiques dont l'errance et l'état misérable avaient attiré son attention. Elle avait averti de ce fait étrange M. le procureur Tardieu qui lui-même en avait avisé M. Garreau d'Entremont. On découvrait alors que cela faisait des semaines et même des mois que le comte avait disparu. Quant aux enfants elle les avait tout d'abord recueillis au château Saint-Louis où ils pouvaient manger aux cuisines, puis M. Tardieu avait eu l'excellente idée de les prendre au greffe, pour le contrôle du ramonage des cheminées qui est le métier habituel des enfants savoyards. Petits et minces, se faufilant dans tous les orifices, ils accompagnaient les archers de contrôle et pouvaient témoigner prestement du bon état de nettoyage du conduit qui devait être ramoné tous les deux mois aux frais de l'habitant, sous peine d'une amende sévère. Les enfants restaient donc au greffe, entre les étalons de poids et de mesures d'après lesquels on établissait les fraudes commerciales. La gardienne du greffe les logeait et les nourrissait. Carbonnel, le greffier royal, les avait pris en charge. Il leur constituerait un petit pécule, en tant que fonctionnaires de l'État. Angélique était consciente de ne pouvoir expliquer à Sabine les vraies raisons de sa contrariété.
– Vous avez eu raison, dit-elle tout haut. Je n'ai pas mis en cause votre charité, Sabine. Je sais que vous êtes très bonne.
– Bonne, mais maladroite, ce qui revient à n'être point bonne...
Angélique ne sut que répondre.
– Il me semble, murmura Sabine de Castel-Morgeat, qu'on me tienne grief plus encore de mes actes de bonté que de mes interventions de colère ou de révolte. Comme si, en me permettant d'être bonne, je contrariais l'ordre des choses.
– Mais non ! Vous vous faites des idées.
– Pouvais-je laisser ces petits malheureux à l'abandon ? s'anima Sabine. Ils étaient d'une maigreur pitoyable. Les voisins de la Grande Allée sont pour la plupart des anciens « voyageurs » ou interprètes enrichis dans le commerce de la fourrure, et qui ont fait bâtir maison. Des gens durs à eux-mêmes et aux autres. Ils se contentaient en les voyant errer de leur jeter un quignon de pain ou de les frapper s'ils les surprenaient à rapiner dans les poulaillers. Même à Noël personne ne s'est préoccupé de savoir comment ils vivaient la fête bénie du Divin Enfant... Une fois au courant d'un tel état de choses, je ne pouvais m'en désintéresser. N'est-ce pas votre avis ?
– Mais oui ! Vous avez eu cent fois raison, répéta Angélique d'un ton si excédé et tourmenté qu'il annulait tout l'effet lénifiant de son approbation, atterrant Sabine de Castel-Morgeat et la laissant sans voix et presque sur le point d'éclater en sanglots.
– Ils ne pouvaient rester plus longtemps dans cette demeure sinistre, glaciale et humide, continuait Sabine, ils ne faisaient du feu que dans la cuisine, couchaient devant l'âtre sur un peu de paille. Monsieur Carbonnel n'est pas un mauvais homme. Le dimanche, il les emmènera manger chez lui à la table de famille. J'ai cru bien faire...
– Mais oui, vous avez bien fait. Mais taisez-vous, pour l'amour du ciel..., s'écria Angélique.
Et comme dans sa nervosité, elle tripotait l'accoudoir du canapé elle crut, à un craquement du meuble, que le mécanisme allait se mettre en marche. À la pensée qu'elle risquait de se retrouver basculant à la renverse avec Mme de Castel-Morgeat, elle éclata de rire, ce qui, pour lors, était déplacé.
Sabine se leva, blême.
– Vous vous moquez de moi !
– Je vous promets que non, affirma Angélique.
Le visage de sa visiteuse s'adoucit et elle sourit presque à son tour, en la regardant.
– Vous riez toujours !
Ç'avait été un des reproches d'Ambroisine, encore qu'Angélique ne se souvenait pas d'avoir été tellement gaie en sa présence.
– ... Je vous observe. Vous êtes gaie comme une femme qui... qui sait... qu'elle aura de l'amour quand viendra la nuit. Et qu'elle s'éveillera chaque matin, riche d'une encore nouvelle munificence, sûre d'être belle, d'être femme, d'être aimée. Et non pas s'endormant chaque soir et se réveillant chaque matin en exilée éternelle de ce paradis auquel tous les humains ont droit sur cette Terre : l'Amour.
– Qui vous empêche d'y accéder, à ce paradis ?
– Je n'attire pas l'amour.
– Parce que vous ne l'aimez point, et vous ne vous aimez point vous-même. Quelle maladresse envers la vie vous a donc poussée à vous haïr ainsi ? Savez-vous que moi que vous prétendez avoir tout reçu des fées à mon berceau, j'envie votre belle taille et votre poitrine sculpturale et vos cheveux noirs, si vous ne les cachiez point ? Vous êtes désirable, Sabine. Vos amants ne vous l'ont-ils jamais dit ?
– Des amants ! se récria-t-elle indignée. Qu'osez-vous dire ? Ah ! Je reconnais bien là la légèreté de votre morale.
– Alors, tant pis pour vous ! À vous fréquenter, je me demande si la vertu la meilleure n'est pas encore celle qui consiste à être heureux, à jouir des plaisirs de ce monde. Vous vous êtes laissé enfermer dans votre amour brisé comme dans une maladie... Vous avez voulu vous venger de l'amour en le reniant, mais maintenant c'est lui qui se venge de vous...
Sous son regard – ce regard qu'elle estimait triomphant – Sabine se sentait comme une lépreuse.
Elle se maudissait aussi de ne pouvoir jamais s'entretenir de sang-froid avec Angélique.
Chaque fois qu'elle lui parlait, elle finissait toujours par souffrir comme une damnée de regrets et de jalousie.
– On voudrait pouvoir vous haïr, murmura-t-elle.
– Il me semble que vous ne vous en privez pas, riposta Angélique. Et tout cela parce que vous prétendez que je vous ai « pris » l'homme que vous aimiez ! Que savez-vous de cet amour ?...
– Dès que je vous ai vue sur le chemin de Toulouse, atroce, j'ai su que j'avais perdu la partie parce qu'il ne pouvait échapper à un charme comme le vôtre. J'ai su que vous alliez l'enchaîner totalement, lui cet homme de goût, ce sensuel qui aimait les femmes comme de beaux objets mais qui ne s'était encore jamais rendu à aucune. Et cela était si injuste que ce fût vous, une Poitevine ! Vous, si éloignée de notre civilisation.