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Le monde, qui est lent à comprendre, ne s'aperçut de rien. On en restait à la réconciliation du bal de l’Épiphanie qui plaisait par son côté mystérieux qui n'avait jamais été éclairci.

Personne ne soupçonnait leur dernière querelle qui avait éclaté soudain, aussi stupide que violente, mais Angélique en gardait mauvaise conscience et Sabine était désespérée.

Dans cette même soirée, peu après le départ de Sabine, un message du chevalier de Loménie vint la distraire de ses remords. Il la conviait à partager son traîneau pour une grande promenade avec pique-nique que l'on ferait le lendemain dimanche aux chutes de Montmorency.

Pour racheter l'abandon dans lequel « ces messieurs », partis pour la Chaudière en amont du fleuve, avaient laissé « ces dames » attachées à leur piquet dans Québec, quelques-unes d'entre elles dont Mme de Mercouville et Mme de La Vaudière avaient organisé une grande partie à quelques lieues en aval. La moitié de la ville y serait. On passerait la journée au pied des chutes. On patinerait, on ferait des glissades sur le Pain de Sucre.

M. d'Arreboust avait laissé son traîneau à la disposition de M. de Loménie. Celui-ci priait donc Angélique de l'agréer comme chevalier servant. Elle s'empressa d'accepter par un mot qu'elle lui fit porter sur-le-champ. M. de Bardagne, M. de Ville d'Avray, M. de Chambly-Montauban, venus mettre leurs équipages à sa disposition, arrivèrent trop tard.

Huitième partie

Les chutes de Montmorency

Chapitre 56

Sous le soleil d'or, le traîneau glissait le long de la piste du Saint-Laurent entre les balises de branches de cèdre ou de sapin et les sonnailles des deux chevaux attelés en flèche scandaient le rythme de leur course. Les Canadiens avaient pris l'habitude d'accrocher des grelots aux harnais des chevaux de traîne, un équipage glissant sous une tombée de neige ne s'annonçait pas plus qu'un fantôme. Les passants, les véhicules ne s'entendaient pas venir et il y avait eu des accidents.

Angélique assise aux côtés du chevalier de Loménie, sous les fourrures, se laissait envahir par l'euphorie de cette promenade, où la sensation de brusque espace découvert, alors qu'avec un mouvement de tangage le traîneau avait quitté la rive de Québec et s'était lancé sur la piste glacée de la plaine étendue à perte de vue, se mêlait au vertige de partager ces moments limpides et grisants d'évasion avec le rassurant comte de Loménie.

Rassurant n'était pas le mot. Elle l'employait faute d'en trouver un autre qui traduisait le plaisir qu'elle éprouvait en sa présence, plaisir léger et sans nuage comme ce ciel si incroyablement pur où le bleu intense affrontait l'envahissement du soleil avec une allégresse combative. À qui serait le plus fort du saphir ou de l'or. On avait quitté la ville vers la fin de la matinée et, pour l'instant, les armées du soleil paraissaient gagner la bataille.

La tête renversée en arrière, Angélique respirait l'air glacé. L'encadrement de sa capuche d'épaisse fourrure blanche la protégeait des morsures du vent. Sous les couvertures de fourrure, elle avait glissé sa main dans celle du chevalier et son cœur avait tressailli de douceur en sentant cette main gantée se refermer autour de la sienne d'une pression naturelle, ferme et tranquille.

Tout était bien et reposant.

À petites phrases, les yeux à demi fermés sous les flèches du soleil, elle faisait part au chevalier du mécontentement qui lui venait d'elle-même, à avoir cru discerner dans son comportement, qu'elle s'efforçait autant que possible de maintenir juste et équitable, d'affreux motifs de rancœur, qui l'entraînaient à se réjouir de faire souffrir.

– Vous ? dit-il.

Elle allait s'expliquer sans juger nécessaire de lui dire que son examen de conscience avait pour cause la réflexion jetée par Sabine de Castel-Morgeat : « Et vous ? L'avez-vous supporté ? » Elle revint à son passé, lui exposant la chute terrible qu'elle avait faite, des sommets d'un rêve d'amour et de richesses sans pareil, aux fins fonds les plus noirs de la misère et de l'abandon.

– ... Quels reproches vous adressez-vous ? s'informa-t-il.

Il l'écoutait avec une attention si totale et indulgente qu'elle était prête, pour continuer à se noyer dans la lumière de ce regard où admiration et attendrissement se mêlaient, à prolonger ses confessions des heures.

– J'étais très jeune à l'époque... Trop jeune... Vingt ans à peine... Je pense aujourd'hui que ce que j'ai affronté fut au-dessus de mes forces... Et que j'en ai gardé quelque chose de mauvais, comme des écrouelles froides et dures.

Elle avait lutté avec bec et ongles mais, de ce combat, n'avait-elle pas gardé au fond d'elle-même le souvenir d'une promesse répétée bien souvent les dents serrées : les hommes paieront pour cela.

– ... Et à la réflexion, même vis-à-vis de l'homme que j'adore, mais dont la chute m'a livrée à tant de malheurs, j'ai cru voir, parfois, se dresser quelque chose qui ne lui pardonnait pas.

Il l'écoutait gravement. Tristesse et commisération passaient sur son sensible visage au récit des épreuves qu'elle laissait entrevoir mais aussi une nuance légère de blâme.

– Vous voulez vous venger des hommes, dit-il, et cela se conçoit. Mais... ce n'est quand même pas bien. C'est même très vilain.

Elle laissa aller sa tête contre son épaule.

– Oui !... Grondez-moi, Monsieur de Loménie. J'ai besoin que quelqu'un me gronde...

Elle ferma les yeux et, à travers l'emprise glacée du vent, la tiédeur du soleil sur ses paupières fut comme une caresse.

– Je me revois égoïste, dure, implacable...

– C'est fort bien !

Rouvrant les yeux, elle lui vit une expression mélancolique mais dans le regard une lueur d'humour comme s'il venait de la taquiner.

– Égoïste, dure, implacable, répéta-t-il, comme la jeunesse. Comme, hélas, la jeunesse doit trop souvent l'être pour survivre en abordant la vie. Qu'est-ce donc que des forces de vingt ans ? Celles d'une très jeune femme qui est la proie des hommes ou celle du jeune guerrier qui se rend au combat pour y donner la mort ?

Ce n'est pas la moindre des gageures qui nous sont demandées que de garder au-delà de ces épreuves notre tendre et joyeux cœur d'enfant de Dieu. Cela dit, ne soyez pas trop sévère envers vous-même et votre image ancienne... qui a dû être délicieuse.

Et il sourit. Et elle crut qu'il allait l'embrasser.

Elle avait gardé sa tête contre son épaule. Parfois, lorsqu'un cahot les secouait, elle se redressait l'espace d'un instant, attentive à guetter l'impassibilité du cocher dont le dos engoncé dans sa houppelande de peau doublée de fourrure ne bronchait pas, carré, à peine dépassé au centre par le sommet de sa toque de laine rouge canadienne. Il fumait car on voyait des petites bouffées bleues jaillir par à-coups et se mêler à la buée miroitante de son souffle. Il était tout à fait indifférent à ce qui se passait derrière son dos et l'on allait s'enfonçant dans le paysage d'or où grandissait l'ombre de l'île d'Orléans, tandis que sur la gauche défilaient les premiers contreforts de la côte de Beaupré. Déjà visible, le clocher de la paroisse de Beauport piquait de son aiguille d'argent le ciel pervenche. Et l'on pouvait apprécier le bel alignement régulier des bandes censitaires, grimpant des bords du fleuve vers le sommet boisé, avec chacune en leur milieu la maison unique, carrée, au toit en cloche dont les cheminées laissaient tranquillement s'étirer tout droit leur ruban de fumée blanche.

Après les avoir si souvent contemplées d'en haut, elle les voyait d'en bas ces maisons volontairement écartées les unes des autres et elles avaient l'air, plus que jamais, de sentinelles patientes.