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– Car pour ma part, continuait Loménie, je vous dirai, au contraire, que j'ai été souvent ému de remarquer combien vous êtes scrupuleuse de ne causer à quiconque aucune peine, désireuse d'encourager, d'alléger les gens de votre entourage de leurs soucis. Et peut-être ce sens d'une charité si rare est-il dû aux blessures d'injustice et d'humiliation que vous avez vous-même subies. Sauriez-vous me dire quelles actions de votre part vous ont amenée à penser que vous cherchiez à vous venger et en particulier de celui que vous reconnaissez aimer plus que tout au monde et auquel vous lient de longues années d'un amour commun ? Même si, comme vous me l'avez conté, le hasard vous a de nombreuses fois séparés.

Angélique interrogea sa conscience. Ce besoin qu'elle avait ressenti en arrivant à Québec de s'isoler, de dissocier un peu sa vie de celle de son époux, n'était-il pas un signe ?

Loménie sourit.

– ... Ma chère enfant, voilà un point sur lequel je serais plutôt tenté de vous féliciter. De longues années à Montréal, m'occupant de conserver l'harmonie des ménages dans ce petit poste où la vie était pénible, si menacée, mais les âmes dé bonne volonté, j'ai souvent déploré de ne pouvoir conseiller à l'un ou l'autre des conjoints de se livrer à la sainte discipline de ce que nous appelons nous, dans nos ordres séculiers ou monastiques : faire retraite. Nul religieux qui ne doive s'y livrer au moins une fois l'an. Silence, recueillement, solitude, méditation sur soi-même, révision de nos rapports non seulement avec Dieu, mais avec ceux qui nous entourent et que nous aimons. Or, dans l'agitation de la vie mondaine, comment deux êtres liés l'un à l'autre, jour et nuit, n'éprouvent-ils pas, s'ils sont de qualité, une aspiration à se dégager un peu l'un de l'autre, ne serait-ce que pour mieux se servir mutuellement ensuite. Je pressens que vous avez obéi à une attirance de cette sorte et que Monsieur de Peyrac, le comprenant, n'en a pas pris ombrage. Sagesse rare ! Car j'ai pu constater que ce n'est pas tant la rigueur des lois conjugales qui retiennent l'un près de l'autre les époux et les portent à ne point s'accorder de liberté mais la jalousie la plus irraisonnée et une âpreté de propriétaire allant parfois jusqu'à la férocité.

Le chevalier s'interrompit comme s'il craignait d'avoir exagéré son jugement.

– ... Il est vrai qu'il n'est pas facile de se défaire de l'être qui vous appartient charnellement, soupira-t-il.

Elle laissait les mots qu'il prononçait à mi-voix et que le vent hachait voleter autour d'elle. Elle en captait l'essence et ses pensées à la fois engourdies et agiles lui murmuraient d'agréables approbations intérieures.

« Il a raison... C'est bien ainsi que je sentais les choses... »

Elle avait été tentée de faire halte avec elle-même, de se reconnaître, de se mouvoir à nouveau en toute liberté à travers la vie et les autres, s'emparant du plaisir qui passe, fût-ce l'hommage d'un galant, la douceur d'une passion suscitée, comme d'une nourriture aussi nécessaire que passagère. Et de ces légèretés, elle ne se sentait pas coupable, satisfaisant ce besoin de se venger ainsi, d'une part, des torts que les hommes lui avaient causés, d'autre part, de ce pouvoir que Joffrey avait sur elle, pouvoir oppressant à force d'étreindre son cœur, et qui pourrait un jour lui peser à lui aussi.

« Une, femme heureuse, une femme libre et sans angoisse, n'était-ce pas ce qu'elle pouvait lui donner de mieux ? »

Aussi ne se sentait-elle pas coupable d'être aussi heureuse de se trouver dans le traîneau aux côtés de Loménie, à glisser sur le Saint-Laurent par une pure journée d'hiver. Une ligne de lumière soulignait le fin profil du chevalier et, considérant le dessin de sa bouche, elle se demandait à nouveau si, hors le baiser qu'il lui avait donné l'autre jour dans la chapelle, cette bouche avait connu d'autres lèvres.

– Dites-moi, mon cher Claude... En toute amitié... Et ne répondez à ma question que s'il vous sied... Mais vous venez de prononcer un mot : charnellement... Pour parler de l'amour avec une si fine compétence, devrais-je croire que... peut-être avant d'entrer dans les ordres... vous auriez acquis certaines connaissances dans...

Claude de Loménie sourit.

– Vous me demandez si je suis vierge ? Ma foi ! Que vous répondrais-je ? Oui et non...

– Qu'est-ce à dire ?

– La chasteté est un état. En s'engageant au service de Dieu qui l'exige, on a prescience qu'il vous convient. Cependant, un peu avant d'entrer dans l'Ordre de Malte et alors que je préparais un examen de théologie en Sorbonne à Paris, je fus pris d'un scrupule. Je me persuadais que si j'avais décidé de prononcer mes vœux, c'était peut-être par peur. Peur de cet être créé dont on n'avait cessé de nous inspirer la plus grande crainte : la Femme. Mon confesseur, qui était un jésuite, comprit que ce doute sur les motifs de ma vocation risquait de me hanter par la suite, et nanti de sa permission, je m'en fus à la recherche d'un bordel rue de Glatigny.

– Derrière Notre-Dame !

– En effet ! Grande ombre de la cathédrale sur cette triste rue...

– Et... de cette incursion dans les bas-fonds de la luxure, quel sentiment en avez-vous gardé ? Le dégoût ?

– Que non pas ! Ma curiosité fut requise par trop de découvertes pour s'arrêter au décor sordide ou aux bizarreries d'une entreprise dont un de mes compagnons de basoche, étudiant en médecine, m'avait soigneusement décrit à l'avance les étapes nécessaires. Cette incursion, comme vous le dites, rue de Glatigny m'apporta autre chose et me fut des plus bénéfiques. Découvrant la femme, mais dans sa condition la plus abjecte, mon regard se posa à la fois sur la misère, la fragilité et le charme de ces créatures et je compris ainsi tout ce qui se cachait derrière ce mot Femme : séduction, faiblesse, condamnation. J'en gardai un sentiment de compassion et de compréhension envers toutes les femmes. J'appris aussi dans ce bouge sordide le prix d'une qualité somme toute banale mais combien utile pour vous aider à franchir des situations humiliantes ou embarrassantes : la gentillesse. Vous voyez que j'ai tiré de cet unique souvenir de bien précieux enseignements.

Angélique l'écoutait et elle le trouvait exquis. Il parlait avec une légèreté souriante mais l'expression de son regard gris la troublait lorsqu'il le tournait vers elle et elle alla jusqu'à souhaiter qu'il posât la main sur son sein.

« Il ferait très bien l'amour », songea-t-elle.

Un cahot lui fit craindre que le cocher ne se retournât et elle s'écarta un peu.

– Ainsi cette expérience de l'amour ne vous a pas détourné de votre vocation ?

– Ce n'était pas l'expérience de l'amour, répliqua-t-il vivement, mais seulement l'expérience de la chair.

Il murmura, comme à part lui.

– ... C'est maintenant l'expérience de l'amour.

Il dit cela si bas qu'elle put feindre de ne pas entendre. Car les chutes de Montmorency se découvraient au détour d'un promontoire et le grondement des eaux s'enflait brusquement, accompagné d'une rumeur de cris d'enfants joyeux.

Au pied du célèbre sault et de son non moins célèbre appendice de l'hiver, le Pain de Sucre, grouillait la moitié de la ville.

Des files de traîneaux commençaient à se ranger à l'écart, ainsi que les véhicules les plus variés dont certains, composés d'une traîne de bois plate et d'une rambarde, pouvaient transporter jusqu'à six ou sept personnes s'y tenant debout.

Les hennissements des chevaux se mêlaient aux appels joyeux des amis et aux rires perçants des enfants et des demoiselles.

Le comte de Loménie sauta à terre et vint de l'autre côté lui ouvrir la portière et l'aider à descendre.

Angélique se fit la réflexion qu'elle marchait à la surface de ce grand fleuve Saint-Laurent aux si profonds abysses. Or, dès les premiers pas, la glace céda et sa jambe s'enfonça jusqu'au genou. Elle poussa un cri.