Выбрать главу

Loménie la retint et l'aida à s'extirper en la priant de l'excuser de l'avoir insuffisamment soutenue. Il riait. Le fleuve, expliqua-t-il, remué de vagues et de courants, gelait de façon irrégulière, fût-il saisi brutalement par le gel. Çà et là demeuraient des poches de vide. Cela craquait parfois mais ce n'était qu'une fausse peur. Il n'y avait rien à craindre. En cette saison trois couches au moins de glace se superposaient.

– Trois couches ! Dieu soit loué !

Avant d'être entourés par les amis et connaissances qui, les ayant aperçus, venaient à leur rencontre, ils levèrent la tête afin d'appréhender du regard la beauté d'un spectacle que la nature, dans les convulsions de son enfantement, avait laissé là et qui éveillait l'admiration.

La chute d'eau, à l'échancrure noire de la forêt d'où elle surgissait pour se jeter d'une hauteur de près de trois cents pieds, offrait l'image d'une haute et impressionnante tour de cristal dominant la plaine du fleuve gelé.

L'hiver ralentissait à peine son débit. Entre les colonnades de glace couvrant la roche, ses flots continuaient à se déverser en un grondement ininterrompu, éveillant l'écho des hautes falaises de la côte de Beaupré. Au pied de la chute, des myriades de gouttelettes dispersées en vapeur d'écume furieuse cristallisaient dans le froid, formant une poudre brillante qui, retombant sans cesse comme une pluie et s'accumulant sur la rive, finissait par ériger, en face d'elle, un cône que sa forme avait fait appeler : Pain de Sucre, assez élevé pour que les silhouettes qui atteignaient son faîte parussent minuscules.

D'une matière glacée dure et comme poreuse qui faisait songer aussi à du sucre, ce mont artificiel ne cessait d'être revêtu d'une poudre neigeuse brillante et douce comme du velours de soie. Si l'ascension n'en était pas facile, la descente, en revanche, pouvait s'effectuer avec une vertigineuse rapidité. Les cris des enthousiastes, qui à quatre ou cinq accroupis les uns derrière les autres sur leurs traînes sauvages dévalaient en trombe, résonnaient à tous les échos.

En ces jours de pique-nique, de diligents commerçants, ne dédaignant aucune occasion de profits, tel le sieur Gonfarel entre autres, avaient l'idée de faire dresser sur la glace de petites cabanes-tavernes où l'on vendait aux promeneurs des saucisses grillées et où l'on débitait bière, limonade et, à qui n'avait pas emporté sa provision coutumière, quelques roquilles ou demiards d'eaux-de-vie diverses.

Un emplacement, soigneusement égalisé et raclé, permettait à ceux qui en avaient la pratique de se livrer aux joies du patinage. Tandis que d'autres, chaussant des sabots et se tenant par la main, se lançaient en d'énormes glissades de farandoles. Là encore, chutes et rires ne manquaient pas.

M. de Ville d'Avray, avec l'aide de Chambly-Montauban, comme lui très versé en l'art du patinage, y faisait évoluer Honorine et Chérubin qui poussaient des cris de joie.

La promenade aux chutes de Montmorency, c'était enfin pour tous l'agrément de se rencontrer ailleurs que sur la place de la Cathédrale, en la Haute-Ville, où sur la place du Marché, en la Basse-Ville, et les groupes se formaient allant à petits pas en devisant dans le soleil.

Au flanc du Pain de Sucre, des marches avaient été taillées dans la glace « pour les dames ». Angélique, échappant subrepticement à l'attention de la trop nombreuse compagnie, décida d'entreprendre pour son plaisir personnel l'ascension du cône de glace.

On éprouvait à s'élever en solitaire vers ce sommet d'une blancheur immaculée, enveloppé d'un brouillard éclatant, on ne sait quelle réminiscence biblique : le mont Tabor ou le Sinaï.

Parvenue au faîte, elle se vit à peu près à mi-hauteur de la cataracte. Le point culminant du dôme se présentait comme une esplanade assez vaste et aplatie et non pas, comme il en semblait d'en bas, pointu et arrondi, ainsi qu'un vrai pain de sucre dont il avait la forme presque parfaite.

On pouvait s'y tenir à une dizaine de personnes en toute stabilité, mais Angélique s'y trouva seule. En dessous d'elle, du gouffre qui la séparait de la chute, des nuages de vapeur miroitante ne cessaient de monter des profondeurs, en volutes sans cesse renouvelées.

Angélique serrant son manteau autour d'elle, le visage mouillé par l'haleine humide exhalée, s'absorba dans la contemplation du mur liquide dressé devant elle. Le rugissement de ces tonnes d'eau se fracassant sur les rochers après un tel à-pic couvrait tout autre bruit.

Pourtant elle perçut, ou entendit peut-être, parce que proche, un choc léger à quelques pas d'elle. Tournant la tête, elle vit une flèche indienne, plantée dans la neige. presque à ses pieds.

Au flanc de la falaise, juste en face et presque à sa hauteur, une silhouette bougeait, un Indien et son arc. Mais au même instant, il arrivait quelque chose d'abominable. Deux mains puissantes, gantées de rouge, sortaient de la brume pailletée qui l'environnait, un visage hideux au regard fou perçait l'aura lumineuse. Dans cette face, la bouche grande ouverte, carrée comme celle d'un masque de tragédie antique, hurlait des mots inaudibles.

– ... question ordinaire... question ordinaire... Vous l'avez livrée... au policier. Vous allez... mourir.

Martin d'Argenteuil titubait vers elle. Il voulait l'étrangler. Mais ce n'était pas la peine, il pouvait d'une bourrade la jeter dans le vide. D'en bas, personne ne verrait rien. Crier ? Inutile dans ce fracas infernal. Ces pensées ne furent qu'un éclair. Ce qu'il advint se passa si vite qu'elle n'eut même pas le temps d'ébaucher le moindre mouvement. Dans ce silence créé par le bruit forcené de la chute d'eau, elle voyait l'homme hoqueter, sauter comme un poisson ferré, s'abattre à ses pieds puis glisser et soudain se fondre, dissous dans la buée lumineuse. On eût dit une ombre s'évanouissant au sein d'un nuage de myriades de gouttelettes de vermeil. Mais elle avait eu le temps d'apercevoir une autre flèche plantée entre ses omoplates. Le brouillard se referma en mille formes mouvantes, denses, traversées d'or par le soleil.

À travers les pins noirs rabougris accrochés au moindre ressaut de la roche, la fourrure d'ours noir de Piksarett se déplaçait. Par-dessus l'abîme, l'Indien lui adressa un signe, lui intimant de redescendre, ce en quoi elle n'avait pas besoin d'être encouragée. Pourquoi était-il venu se poster là ? Lui seul savait, qui consultait les meilleurs « jongleurs » indiens de la contrée, interprétait les songes et se fiait à ses prémonitions...

Elle commença à descendre les marches de glace, et le fracas de la chute s'estompant, elle essayait de reconstituer ce qui s'était passé.

La première flèche de Piksarett avait été pour l'alerter. La deuxième pour suspendre le geste criminel de Martin d'Argenteuil, dont l'Indien devait suivre, de la falaise, la progression.

Montant vers elle, elle aperçut le chevalier de Loménie et, quand il l'eut rejointe, elle accepta volontiers l'appui de sa main pour achever la descente.

– La tempête arrive, lui dit-il, tout le monde plie bagage.

Angélique interrogeant le ciel n'y vit qu'un peu de nuages dispersés en bouquets de plumes blanches. Mais la tempête arrivait, les augures l'avaient dit. Les taverniers ambulants démontaient leurs cabanes. Les gens se précipitaient dans les traîneaux. On y hissait ceux qui étaient venus à pied. Et l'un après l'autre les équipages s'élançaient vers Québec.

– J'ai déjà fait partir vos enfants avec leurs domestiques, l'informa M. de Loménie.

Elle le remercia et le pria de l'attendre un instant car elle voulait dire deux mots à M. de La Ferté. Rejoignant celui-ci au moment où il allait monter en traîneau, elle le prit à l'écart.

– Ne vous avais-je pas averti ? lui dit-elle tout bas, tremblant autant de rage que de peur rétrospective. Est-ce vous qui l'avez envoyé pour me tuer ?