Cette fois, c'était le Saint-Laurent, elle était assise sur un rocher qui partait à la dérive. C'était une plaque de glace. Elle appelait Joffrey, mais il ne l'entendait pas.
« Je dois m'en tirer seule », se dit-elle.
Elle aurait voulu plonger. C'était interdit, elle savait qu'elle ne retrouverait jamais l'eau première, l'eau de la liberté. Elle s'aperçut qu'elle était redevenue enfant, avec ses jupes courtes et ses pieds nus. Elle était calme et libre et sans aucune crainte comme lorsqu'elle était enfant.
Une lueur l'éveilla. Elle crut que c'était le soleil, mais la nuit était encore profonde, la maison silencieuse.
Joffrey avait allumé le réchaud de porcelaine et une enivrante odeur de rhum à la cannelle s'élevait de la cassolette posée dessus.
– Il faut vous réchauffer.
Ils allaient boire ensemble tous les deux, en riant, chacun tenant une anse de la tasse de vermeil, le « chaudau », destinée à recevoir le brûlant breuvage qui réconforte les amoureux.
De ces deux songes où elle avait vu Joffrey inatteignable, ou ne pouvant percevoir ses appels, Angélique ne garda qu'une impression : « Je dois m'en tirer seule ! » Et elle retrouvait la tranquillité de son enfance. Elle s'en tirerait seule et c'était pour cela qu'elle était venue à Québec y retrouver son passé comme pour un défi. Le temps était venu de son combat avec l'Ange. Celui que chaque être doit mener un jour seul à seul, comme Jacob. Elle ne savait pas très bien pour quelle victoire, mais elle n'avait plus peur.
Sans comprendre très bien comment, elle devinait que tout ce qui arrivait en cet hiver béni camouflait la longue marche secrète qu'ils avaient entreprise l'un vers l'autre pour se mieux connaître et s'aimer d'un plus grand amour.
Comme il en avait été pour Varange, on serait assez longtemps avant de s'aviser de la disparition de Martin d'Argenteuil et plus longtemps encore avant de s'en émouvoir. Vivonne devait se terrer avec son complice autour de sa table de jeu chez Mme de Campvert, tout en maudissant l'idée qu'il avait cru si bonne de venir se faire « oublier » au Canada.
Angélique n'osait plus parler de lui maintenant à Joffrey. Mais elle décida de lui relater la conversation qu'elle avait eue avec le Lieutenant de police. Or, elle apprit qu'après l'avoir reçue M. Garreau d'Entremont avait demandé un entretien à M. de Peyrac.
Comme Angélique s'y attendait, celui-ci ne se montra nullement ému des soupçons que nourrissait contre eux le Lieutenant de Police concernant la disparition du comte de Varange. Fort de la certitude que rien ne pouvait transpirer de leur secret, il avait opposé aux questions du magistrat une sereine indifférence. Mais il retenait que ce comte de Varange avait eu partie liée avec la duchesse de Maudribourg. Là encore Garreau d'Entremont était revenu à la charge pour obtenir des éclaircissements sur le naufrage de La Licorne mais il n'avait pas insisté et c'était Joffrey qui avait fini par apprendre de lui que tout n'était pas blanc comme neige du côté de la bienfaitrice. Le Lieutenant de Police avait reçu, dans l'été, un dossier établi sur elle, où l'on parlait des bruits qui avaient couru au moment de la mort de son vieil époux. Rien de plus. Et les gens de la Compagnie du Saint-Sacrement la soutenaient, certains de bonne foi. Mais s'il y en avait d'autres de l'acabit de ce comte de Varange, la réputation de la séduisante duchesse aurait fini par en souffrir.
L'allusion à l'opération de magie menée par Varange laissait Peyrac indifférent. Elle ne voulut pas lui montrer combien elle en était impressionnée. Il l'accuserait peut-être d'être superstitieuse, comme tous les habitants des sombres forêts celtiques. En effet, « comme ils sont différents de nous ces gens d'Aquitaine », se disait-elle en regardant Joffrey.
Jamais autant qu'à Québec, elle n'avait saisi cette différence qui résidait moins dans le comportement des individus que dans la mentalité, la conception qu'ils avaient de la vie. La civilisation du Nord – langue d'oïl, la sienne – plaçait en premier lieu la soumission aux forces de l'Au-delà, d'où une application rigide et primordiale de la religion. Quels étaient les concepts qui avaient régi l'ancienne civilisation du Sud – langue d'oc –, et qui donnaient aux Gascons une légèreté parfois scandaleuse : Amour et faste, liberté à l'égard du Ciel et de l'Enfer, du Bien et du Mal ?
– Ce Varange me paraît un triste personnage, dit-il. Mais je lui ai de la reconnaissance. Il m'a révélé les liens mystérieux que votre cœur avait pour moi. Puisque seul un instinct, très fort, a pu vous avertir que j'étais en danger, à sa merci.
– Comment en pourrait-il être autrement ? Vous êtes ma vie. Et je me sens très proche de vous... bien que je ne sois qu'une petite Poitevine, étrangère à votre province, à votre race et à votre culture, acheva-t-elle avec un soupir.
Surpris et intrigué, il lui releva le menton.
– Quelle est cette humeur ?
Mais elle ne se sentait pas en état de lui fournir une explication ou de lui en demander... Tout était trop confus. Elle craignait des paroles qui précipiteraient les événements et donneraient consistance à ce qui n'était peut-être encore qu'imagination de sa part.
Pourquoi parler de Bérengère-Aimée ? Des réunions de Gascons dans les bois ? Pourquoi en révélant ses doutes risquer par-dessus tout des divergences entre eux ? Mieux valait s'aimer et se taire.
*****
Dès le retour du beau temps, voulant revoir M. de Loménie, elle se rendit à son domicile, souleva le heurtoir de la porte de la petite maison, proche de la Prévôté, que M. d'Arreboust avait mise à la disposition du Montréalais exilé.
– Monsieur le chevalier est parti, lui dit le valet qui ouvrit.
– Parti ? répéta Angélique dont le sang ne fit qu'un tour. Où cela ?
Où pouvait-on partir lorsque le sort vous avait laissé choir sur un point du globe cerné par la plus cruelle sauvagerie polaire ?
Le valet eut un geste vague vers l'horizon d'or et de rosé infini.
– Hors les murs.
– Quels murs ? s'écria-t-elle, folle d'inquiétude.
Hors les murs de glace et de neige qui gardaient la cité, où pouvait-on partir ? Sinon vers le désert ? Où pouvait-on s'enfoncer ? À quelle recherche sinon celle du martyre ou de la mort par le gel dans la tempête aveugle.
Elle se précipita chez les Jésuites.
– Alors, lui aussi vous l'avez envoyé aux Iroquois ? demanda-t-elle fébrilement au Père de Maubeuge.
Le supérieur des Jésuites la fit asseoir et lui posa quelques questions avec calme afin d'orienter sa gouverne.
– Les chevaliers de Malte ne relèvent pas de notre direction, répondit-il après l'avoir écoutée. Leurs déplacements et leurs affectations dépendent du grand maître de l'ordre qui réside à Malte et qui délègue ses pouvoirs aux grands maîtres des huit divisions territoriales appelées « langues », soient-elles de Provence, d'Auvergne, de France, d'Italie, d'Allemagne, de Castille et d'Angleterre. À Québec, Monsieur de Loménie-Chambord, en l'absence de tout courrier provenant du commandeur de la « langue » de France à laquelle je suppose qu'il est rattaché et pouvant lui assigner d'autres tâches ou d'autres lieux de résidence, est seul juge de ses actes et de ses décisions. Il lui arrive de venir me demander conseil, mais je n'ai point à intervenir dans sa conduite. Voici plusieurs semaines que je ne l'ai vu et j'ignore où il se trouve. Voyez donc Monsieur de Frontenac, ajouta-t-il comme elle se levait en se mordant les lèvres de dépit et de chagrin. Il se peut que lui soit au courant...
– Monsieur de Loménie est aux récollets, la renseigna le gouverneur. Il souhaitait faire retraite pour se préparer au Carême, atténuer, m'a-t-il dit, la dissipation que toute cette période mondaine a entraînée pour lui. Il est venu me trouver afin de savoir si en tant que membre du Grand Conseil, je n'aurais pas à le convoquer durant cette quinzaine... Bienheureux chevalier !... soupira Frontenac en voyant le visage d'Angélique s'illuminer. Comme j'aimerais de même retenir votre attention...