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– Mais vous l'avez, l'assura-t-elle. Et si je ne m'inquiète pas de vous c'est que je sais où vous trouver.

La gloire du soleil étincelant dans les arbres enrobés de cristal des vergers, tout au long du chemin qui descendait vers l'estuaire de la Saint-Charles sur les rives de laquelle était édifié le couvent des récollets, insultait à son inquiétude, se disait Angélique. La dérobade du chevalier de Loménie ne lui disait rien qui vaille.

Les petits clochers des paroisses de Beauport, l'Ange-Gardien, Château-Richier, dressés dans le matin, avec la pointe de leur flèche miroitant comme si le faîte eût été piqué d'une étoile de Noël éternelle et qui semblait crier « Nous sommes là ! Nous sommes là ! » d'un air fiérot, l'exaspéraient, car rien n'était plus précaire que leur existence de petites paroisses catholiques du Nouveau Monde et ils auraient dû le savoir...

Dans la cour du couvent des récollets, un autre équipage attendait. Elle reconnut le traîneau de Ville d'Avray. Le marquis était venu sans doute surveiller l'avance des travaux de son cher Frère Luc.

Du parloir où on la fit entrer, elle entendit les échos de sa voix qui discourait et sans doute s'extasiait. Mais presque aussitôt, un frère en bure grise vint la chercher et la conduisit dans un autre parloir plus petit à l'écart où l'attendait M. de Loménie-Chambord.

Une table, une chaise, un prie-Dieu, un crucifix au mur, au-dessus du prie-Dieu. Et sur la table posée devant la fenêtre, une écritoire et les feuilles pour écrire. Oratoire modeste, humble d'une sérénité ineffable.

Par la fenêtre on voyait, à quelque distance du couvent, un troupeau de vaches, qui avait traversé le fleuve depuis Beauport par les chemins balisés, prendre pied et se diriger vers le couvent, guidé par un bouvier en capot et robe de bure retombant sur ses bottes algonquines.

Souvent les paysans se rendaient entre eux le service de faire marcher les troupeaux à travers le Saint-Laurent afin de tasser la neige fraîchement tombée sur les pistes. Ce qui aérait et donnait de l'exercice au bétail enfermé tout le long de l'hiver dans les étables.

L'image était calme aussi et familière. Le meuglement des bêtes montait par intervalles dans l'air cristallin.

La porte de la cellule s'était refermée derrière Angélique. Elle se tint devant le chevalier de Loménie qui était debout près de la table. Elle ne voyait pas son expression car il se présentait à contre-jour, mais elle sentait sur elle son regard attendri et ardent. Elle sut qu'il était heureux qu'elle fût venue. D'un bonheur qu'il acceptait pour l'instant sans mélange.

Elle dit enfin après un long silence.

– Pourquoi êtes-vous parti ?

Il répondit.

– Vous le savez bien.

Sa voix était calme et assurée. Elle commença de craindre que la force d'âme de cet homme doux et lucide ne l'eût déjà entraîné vers un domaine dont elle était rejetée.

– N'auriez-vous pu au moins me faire porter un mot ?

– La décision que je prenais de faire retraite aux récollets ne concernait que moi. Je n'estimais pas nécessaire de vous en avertir, me reprochant déjà d'avoir quelque peu troublé votre conscience par mes confidences.

Angélique secoua la tête avec impatience.

– Ce n'est pas vrai, dit-elle d'une voix qui s'étranglait comme sous une brusque montée de larmes. La vérité est que vous m'abandonnez.

– Vous êtes assez forte pour être abandonnée. Et moi... Moi, je suis faible. Faible comme Adam aux premiers jours, lorsqu'il découvrit la Femme que Dieu lui avait donnée pour sa joie et sa consolation.

– Vous prenez des prétextes pour renier votre amitié. Et pourtant elle a été spontanée dès la première rencontre. Vous souvenez-vous de Katarunk ?

– Oui, dès Katarunk, je vous ai « vue ». Et ce qui s'est passé alors je n'en ai l'explication qu'aujourd'hui. Au long des jours j'ai ressenti votre absence comme un aiguillon et je ne comprenais pas. Ma très chère, je devrais me sentir coupable d'avoir éprouvé pour vous tant d'attirance, tant d'inexprimable tendresse, tant de dévotion pour ce que vous êtes, pour ce que vous signifiez. Mais je ne le puis. Rien de ce qui nous a rapprochés n'a été sans saveur et je remercie Dieu de m'avoir accordé de quelque façon de participer au festin du monde. J'ai appris par vous la valeur de ce que j'avais sacrifié sur l'autel de la chasteté... C'est beaucoup ! Avant je ne le savais pas...

– Je vois, dit Angélique. Vous aussi vous regrettez que j'existe.

Il lui sourit.

– Certes ! La vie serait plus simple sans vous, Madame. Mais combien moins merveilleuse ! La vie ! Soudain on voudrait en goûter tous les fruits. On découvre sa splendeur. On se demande parfois si ce n'est pas cela que Dieu a voulu en nous entourant de tant de beauté, en nous rendant dépositaires d'une si naturelle aptitude au plaisir de l'amour et si l'on ne le servirait pas mieux en passant par la joie de vivre selon la chair, plutôt qu'en y renonçant. Je ne renie rien. Et je dois m'incliner et reconnaître la joie déraisonnable qui m'envahit à la pensée que j'ai pu vous émouvoir et que vous vous attristez de ne plus me voir. Mais, enfin, soyons modeste ! Soyons modeste, répéta-t-il. Que suis-je et que serais-je en tant qu'homme, qu'amant et même en tant que compagnon de vie pour vous auprès de celui que vous aimez, de celui qui occupe votre cœur, captive votre corps, même lorsque vous êtes séparés, même lorsque vous vous croyez en désaccord. Lui, il est planté au milieu de vous comme une montagne brûlante, indestructible et inébranlable, de même que vous êtes plantée au milieu de lui.

Il prit sa main et porta à ses lèvres les doigts qu'elle serrait convulsivement autour des siens.

– ... Tout serait bien pâle... bien pâle, murmura-t-il.

Angélique aurait voulu le supplier d'être moins sévère. De rester au moins son ami. Pourquoi se refuser une douceur qui aide à vivre si l'on ne peut s'accorder que cela ? Mais elle comprit que pour l'instant c'était impossible... Plus tard, peut-être...

Il avait laissé retomber sa main, et se tenait immobile les yeux baissés.

– ... C'est aux rencontres que nous faisons qu'il nous est donné, chaque fois, de voir plus clairement où est notre cœur, notre voie, notre destin, dit-il encore. Je le sais aujourd'hui et je ne pourrais passer outre. Ma vie, tout mon être appartiennent à Celui qui a versé son sang pour l'Humanité : « Servir Dieu et mon Roi » dans les armes que j'ai toujours portées... mais je vous ai aimée...

– Venez voir, cria Ville d'Avray en entrant à toute volée dans la cellule, venez voir ces œuvres admirables que le Frère Luc a peintes pour moi...

*****

Dans son atelier le moine était occupé à réaliser le blason de M. de Ville d'Avray. Un grand pan de bois sur lequel étaient ébauchées les lignes d'une composition picturale où l'on devinait la mer, des tritons, des personnages aux vêtements gonflés par le vent, était dressé contre le mur. Le cadre une fois peint serait transporté jusqu'au navire de Ville d'Avray et on le fixerait sous le château arrière à l'emplacement appelé « tutelle » d'où on pourrait l'admirer et l'apercevoir de loin en mer.

– Regardez bien Madame de Peyrac, mon Frère, pria Ville d'Avray en présentant Angélique à l'artiste. J'aimerais que vous donniez les traits de son visage à la figure féminine principale de votre tableau.

– Ah non ! Je vous en prie, se rebella-t-elle. Cela me suffit d'être déjà représentée sur la tutelle du Cœur de Marie. Je sais que vous jalousiez Colin pour la beauté de cette peinture. Si vous aviez pu la lui arracher de son navire et l'emporter sous votre bras, vous l'auriez fait.