Elle ne doutait plus, après le lui avoir entendu lancer, d'un ton mi-provocant, mi-taquin, qu'il savait tout sur la présence du duc de Vivonne à Québec, qu'il l'avait connu sous ce nom. Alors qu'elle était allée jusqu'à risquer sa vie en se taisant afin qu'il n'apprît pas qu'elle avait retrouvé des personnes de ce temps où elle avait régné à la cour de France, période dont il semblait éprouver amertume et jalousie...
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Au matin dans un souci de réconciliation, elle se précipita vers le manoir de Montigny. Elle apprit que M. de Peyrac était absent de Québec. Il inspectait ses forts du côté du Cap Rouge et de Lorette.
À tort ou à raison, elle s'imagina que la situation était catastrophique. Elle courut jusqu'au couvent des jésuites.
Lorsque le Père de Maubeuge recevait Mme de Peyrac au tribunal de la pénitence, la cérémonie se déroulait suivant un rite établi, mais qui n'avait rien de traditionnel.
Angélique était introduite dans la belle et savante bibliothèque. Elle s'asseyait dans un fauteuil à haut dossier de tapisserie et le supérieur à quelques pas prenait place sur un modeste tabouret. Ils se signaient. Le Père prononçait une brève prière en latin. Ensuite ils causaient à bâtons rompus. Un jour, ils s'entretenaient de la transmission de la pensée, une autre fois, la conversation portait sur le gin-seng, une racine aux propriétés médicinales dont les Chinois faisaient grand usage, et que l'on pouvait trouver en Amérique aussi. Un des Pères en avait ramené de ses voyages et l'étudiait afin de décider s'il s'agissait de la même plante qu'en Asie ou d'une variété.
Après quoi le Père de Maubeuge se levait, la priait de s'agenouiller, de réciter l'acte de contrition et lui donnait l'absolution.
Ce jour-là, elle ne savait par quel bout commencer pour rendre justifiables ses larmes. Elle se sentait en danger, expliqua-t-elle... Un homme avait essayé de la tuer sans raison. Un sort rôdait autour d'elle et elle craignait d'y retrouver un signe de la volonté constante à la détruire d'ennemis anciens qui ne désarmaient pas et qui même à distance continuaient à la persécuter. Et surtout, son mari et elle n'étaient pas de la même province... De là venait tout le mal.
Lorsqu'elle se tut, il laissa passer un long moment de réflexion, qu'elle respecta. Elle reconnaissait qu'il aurait du mérite à y comprendre quelque chose.
– Les femmes qui ont reçu en apanage le don de la beauté, dit-il enfin, posent au reste des hommes une interrogation mystérieuse. Car elles vivent quelque chose de singulier et dont il leur est difficile de mesurer l'ineffable. La vie leur est à la fois plus facile et plus ardue. N'ayant pas à subir le sort commun, elles sont souvent écartées des bonheurs communs. Messagères de l'enchantement et du rêve de perfection et de ravissement dont chaque humain porte en lui la nostalgie, prêtresses désignées par leurs suffrages de ce rêve, il leur arrive de subir un destin où leur être intime se trouve oublié, méconnu et parfois immolé. Il est fréquent qu'elles se tiennent auprès des princes et des rois chargées par la folle illusion des hommes d'une responsabilité sans mesure avec la fragilité de leur esprit et la tendresse féminine de leur cœur, Grisées par les hommages et une adulation qui s'adressent moins à elles qu'au reflet qui les marque, il n'est pas rare que leur cœur se dessèche et qu'elles sombrent dans la sottise.
– Si c'est à moi que vous vous adressez, dit Angélique qui l'avait écouté avec surprise, et si c'est pour moi, me plaçant parmi ces femmes qui ont reçu comme vous le dites « l'apanage de la beauté », que vous brossez ce sinistre tableau, je vous dirai, mon Père, que j'ai toujours lutté pour demeurer un être humain et préserver mon droit à vivre selon mon cœur et penser selon mes goûts. Cela dit, sachez que je suis heureuse d'être belle, ajouta-t-elle en le regardant avec défi.
– Et bien faites-vous, approuva le Père de Maubeuge, car vous ne m'avez pas laissé achever, Madame... En revanche, j'allais vous dire que les très belles femmes sont assurées en toutes circonstances de plaire, c'est-à-dire de ravir ceux à qui elles se présentent. C'est en cela qu'elles vivent un destin singulier. Constater, chaque fois qu'on aborde autrui, le rayonnement d'une heureuse surprise, d'un doux enchantement, d'une gaieté bienfaisante éclairant les visages et savoir que vous en êtes la cause, est sans conteste une aventure plus plaisante que d'y lire, sans faute de votre part, répugnance, froideur, antipathie ou méfiance. Telle est la bonne fortune des femmes belles qu'elles puissent plaire sans y tâcher. Le monde leur sourit. Or, telle autre femme qui n'a pas moins de mérite que vous verra, pour ses traits ingrats, le monde lui faire grise mine. Songez, Madame, à ces faveurs du Ciel que vous avez reçues, et qu'il n'est que justice, pour vous, de les parfois payer... un peu.
Il fit une pause et reprit.
– ... Quant à vos craintes de tomber dans les pièges d'ennemis qui chercheraient à attenter à votre vie soit par violence soit par magie, la lumineuse santé de votre aura m'indique que vous devez en triompher et – un éclair ironique filtra entre ses paupières étirées – je vous dirai que je me sens porté à les plaindre car il m'apparaît qu'ils risquent fort, s'ils persistent dans cette entreprise de s'attaquer à vous, d'y laisser leur vie, sinon leur âme. D'autre part, je ne saurais trop vous recommander de faire diligence pour régler avec Monsieur de Peyrac cette « querelle d'Aquitaine » dont on m'a rapporté les échos et dont vous vous montrez blessée. Comme il est commun dans ces escarmouches entre époux, on prête à l'autre plus qu'il n'en pense. Je suis persuadé que vous vous exagérez l'importance que Monsieur de Peyrac apporte à ces débats et que vous accordez à ces réunions qu'il se plaît à tenir avec des amis un but qu'elles n'ont pas. De même qu'il n'imagine pas que vous puissiez en être piquée. Voici deux points sur lesquels il serait bon que vous vous éclairiez mutuellement et sans tarder.
– Il est absent de Québec, dit Angélique d'un ton lamentable. Il est parti.
– Il reviendra... ce soir... ou demain... En cette saison, nul ne peut partir bien loin... À deux lieues d'ici... il n'y a plus rien...
Le Père de Maubeuge se moquait d'elle. Elle partit, rassérénée.
Chapitre 58
Soit ! Elle n'ignorait pas qu'elle venait d'une province où l'on croyait aux fées, au loup-garou, aux maléfices de la forêt qui partout oppressait l'humain de sa voûte obscurcie, quand elle n'était pas coupée de marécages hantés de feux follets, où l'on s'égarait. Dans les châteaux du bocage on ne parlait pas d'amour courtois mais l'on évoquait Gilles de Retz qui avait immolé au diable en les torturant des centaines de petits garçons. Elle avait peu de connaissances dans le domaine des belles-lettres, des arts et des sciences, mais de cela elle ne pouvait que s'en accuser elle-même et battre sa coulpe, car elle le devait à sa paresse quand elle était au couvent des ursulines. Elle n'était qu'une étrangère, une Poitevine. Mais... Elle l'aimait.
Mais... elle l'aimait plus que tout le monde ! Il fallait qu'il le sache. Il fallait qu'il la croie. Bien qu'elle fût poitevine
Joffrey de Peyrac se prit à rire si fort qu'il en étouffait. Ils se trouvaient tous les deux, vers la fin de la matinée, dans la « chambre de commandement » du château de Montigny. Lorsqu'il eut retrouvé son sérieux, il voulut savoir ce qui avait pu lui mettre en tête d'aussi absurdes et folles idées et commença de la questionner.
Elle lui parla de ces réunions où il rassemblait ses compatriotes et d'où elle se sentait exclue. Ces colloques lui avaient inspiré des craintes. En les voyant rassemblés, en écoutant les griefs et accusations qu'ils se jetaient à la face, elle n'avait pu s'empêcher de revivre les disputes de Toulouse dont elle avait dû apprendre par la suite combien elles étaient dangereuses pour leur bonheur et pour leur vie. Or, la sagesse et l'expérience acquise lui montraient combien, aujourd'hui, elles étaient vaines.