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Maintenant qu'elle essayait de se souvenir, elle reconnaissait qu'elle avait éprouvé un instant de terreur sacrée.

Elle s'était entendue dire d'une voix changée... étonnée, extatique.

– TOI ! TOI !...

C'est alors qu'il avait eu ce recul qui n'était peut-être pas un recul. Il avait seulement bronché et elle avait repris conscience comme si elle tombait d'un astre et leur étreinte s'était poursuivie, enchanteresse et fort réussie.

Mais plus elle revenait sur ce mouvement, plus elle se persuadait qu'il s'était passé quelque chose. Et son cœur battait, comme alors, d'un sentiment de regret et de frustration qu'elle ne s'expliquait pas. Malgré cela, son inquiétude était d'une sorte particulière, où n'entrait pas la crainte de ne plus lui plaire ou qu'il cessât de la désirer. Elle savait qu'elle n'avait jamais été plus belle. Son miroir le lui disait. Il y avait en elle une lumière qui irradiait et dont elle voyait le reflet dans les yeux ravis de ceux qui la rencontraient, comme dans ce miroir sur lequel elle se penchait. Elle passait un doigt sur ses sourcils, sur la ligne de ses lèvres. Non certes, elle ne regrettait pas d'avoir reçu ce don de beauté. Et le Père de Maubeuge avait eu raison de le lui rappeler. C'était le don le plus merveilleux. Elle lui devait au moins de n'avoir jamais souffert du doute de soi, ce doute qui tourmente tant de femmes, de ne s'être jamais sentie trahie, désavouée par son apparence, de n'avoir pas eu à redouter des regards indifférents ou dédaigneux.

Pour tout l'agrément qu'elle en avait reçu dans son existence, ne serait-ce que de pouvoir se dire, en ces jours troublés, qu'elle possédait l'arme la plus efficace pour retenir l'amour de Joffrey et aussi de penser que le jour où elle remonterait la Galerie des Glaces, elle pourrait livrer sans crainte son visage aux regards avides et envieux des courtisans, et que celui que le souverain poserait sur elle ne serait pas déçu, elle remerciait le ciel. Et, s'il le fallait, elle était prête à payer... un peu.

Elle était heureuse d'être belle. Sa vie avait été tourmentée, mais elle préférait être à sa place plutôt qu'à celle de Sabine de Castel-Morgeat qui se desséchait, qui n'avait jamais connu le plaisir... ce départ fou et délirant vers Cythère...

Soucieuse, elle s'attarda à réfléchir sur Sabine et elle eut des remords en se rappelant ce qu'elle lui avait jeté au visage l'autre soir et qui avait paru l'atteindre si douloureusement.

Chapitre 59

La dernière altercation que Sabine avait eue avec Angélique chez les Haubourg de Longchamp avait causé dans l'âme de Mme de Castel-Morgeat de terribles ravages. Après avoir cru un temps qu'elle allait renaître, l'état dans lequel elle se trouvait retombée était pire que celui dans lequel elle avait tant bien que mal passé sa vie tourmentée et déçue. Pourquoi avait-il fallu qu'« ils » reviennent l'achever : Lui, Elle. L'achever, lui arracher son masque et qu'elle se découvre lépreuse.

Voilà pourquoi on la fuyait. Voilà pourquoi on ne lui accordait pas de sympathie et que l'amitié qu'elle portait aux êtres ne provoquait de leur part que froideur.

Elle savait qu'Angélique avait dit vrai, que cet amour brisé à peine né en son cœur, à l'aube de sa jeunesse, l'avait rendue malade pour la vie. Elle s'était enfermée dans sa maladie. Elle avait fui l'amour, elle avait tué l'amour. Elle s'était vengée de l'amour en le repoussant, en le chargeant d'opprobre, en lui donnant un visage hideux, celui du péché, se mentant à elle-même lorsque des nostalgies inavouables venaient tourmenter ses nuits maussades, haïssant ses désirs, appelant vertu l'éloignement qu'elle éprouvait pour la chair, alors qu'elle se montrait coupable envers elle-même. Pour avoir été frappée, injustement, lui semblait-il, par le sort, pour avoir été trahie par la vie puisqu'une autre lui avait pris l'objet de ses espérances, elle s'était volontairement mutilée.

Et maintenant, comme une aube qui étend lentement, puis brutalement, sa lumière, à l'instant où le poignard du soleil transperce l'horizon, le goût et l'appel de l'amour s'étaient réveillés en elle avec la venue de celui qui avait hanté ses rêves. Personnage de légende qu'elle croyait disparu à jamais et avec terreur elle avait vu s'avancer cette flotte où l'on disait qu'il se trouvait, ressuscité des morts, et elle l'avait vu, elle l'avait reconnu. Elle aurait pu être guérie d'un seul coup devant la matérialité d'un songe qu'elle n'avait cessé d'embellir et de parer de chimères. Au contraire, elle était retombée sous le joug d'une présence où se reconnaissait, enrichie et comme fortifiée d'une chaleur plus humaine, la séduction du grand seigneur inoublié. Le halo de la tragédie dont triomphait sa volonté, cette marque grise aux tempes qui trahissait les épreuves et la marche du temps, avaient ajouté à la passion vaine et folle qu'elle lui vouait. Or, maintenant qu'Angélique avait parlé, Sabine s'apercevait qu'il était trop tard. Elle s'apercevait qu'elle avait dressé comme une haie d'épines autour d'elle. Ce n'était pas seulement parce que le passage des années avait marqué son visage et son corps. Mais elle s'était enlaidie à plaisir, elle avait voulu éloigner d'elle tous hommages.

Et maintenant, maintenant qu'il était là, c'était elle qui n'existait plus. Elle avait posé un masque d'absence sur son être. Ce vivant fougueux et avide qu'était Joffrey de Peyrac, qu'avait-il à faire d'un fantôme amer ? La haie d'épines la préservait. Et s'il fallait en croire Angélique, il ne se souvenait pas d'elle... Il ne l'avait pas remarquée jadis et pourtant elle était déjà fort jolie et même belle. Angélique mentait. Lui, si attentif au charme des femmes, n'avait pu l'ignorer. Ou alors, il fallait croire qu'elle portait déjà en elle cette tare secrète qui écartait d'elle l'amour et retenait l'amitié à son égard.

Quel supplice ! Maintenant que son corps s'éveillait au point que certaines nuits elle se retournait sur sa couche, souffrant d'une faim qu'elle ne pouvait assouvir d'aucune façon. Maintenant il était TROP TARD.

Avec lui... Avec lui... combien l'amour aurait pu être merveilleux ... Elle se serait embrasée. Mais tout de lui était pour Angélique. Malgré sa courtoisie, on sentait que lorsqu'elle était présente les autres femmes lui importaient peu. Combien de fois, en les suivant des yeux lorsqu'ils sortaient ensemble d'une réception, avait-elle songé avec déchirement : « Ce soir, ils vont s'aimer... »

De longs instants elle s'arrêtait devant son miroir, elle touchait du doigt ses tempes pour éprouver la finesse de sa peau, du bout de l'ongle elle suivait la trace d'une ride au coin de la paupière.

Angélique avait beau lui dire qu'elle était belle, qu'elle avait du charme et de la prestance, elle savait bien qu'il était trop tard. Elle ne guérirait jamais de cet amour et elle ne guérirait jamais de son silence frustré.

Elle s'était fait détester des hommes. Elle n'avait eu de cesse de passer dans la catégorie des femmes qu'ils redoutent et qu'ils fuient comme la peste et aucun miracle ne pourrait entamer et ébranler la dure forteresse édifiée par ses soins et qui dirigeait désormais ses gestes, ses paroles, comme si elle ne pouvait s'empêcher d'y ajouter chaque jour une pierre, à ce mur intérieur la scellant aux regards de tous.

Angélique ! Elle avait le don du bonheur. De ses cheveux blancs elle faisait une parure de fée. Tandis que Sabine, horrifiée, arrachait les premiers fils d'argent qui se mêlaient à sa sombre chevelure, jusqu'alors d'un ébène profond.