L'espérance de l'amitié l'avait effleurée. Et dans ces réunions de Gascons au manoir de Montigny, elle s'était sentie mêlée à la chaude entente que le comte de Peyrac avait recréée pour eux. Parfois, il lui avait parlé. Elle avait répondu sans effort et de façon intelligente. Elle avait vu l'approbation de son regard. Sous ce rayonnement la vie prenait forme, couleurs... Elle n'en était retombée que de plus haut et pour s'apercevoir que sa condition était devenue plus épouvantable encore.
Joffrey de Peyrac et Angélique avaient achevé de détruire l'équilibre précaire de sa vie.
De même, des Indiens si ingrats et versatiles, Angélique n'avait-elle pas obtenu comme en se jouant un succès qu'on ne pouvait attribuer qu'à ce don d'enchanter sans effort, dont Sabine manquait singulièrement ? Qu'avait-elle fait, Angélique, pour s'attirer l'attachement des sauvages ? Sabine s'interrogeait en vain. La puissance de son charme échappait à l'analyse. Il fallait s'incliner. Sabine, jadis, avait enseigné le catéchisme à Piksarett et l'avait préparé au baptême. Aujourd'hui, il ne la reconnaissait même pas dans les rues, alors qu'il s'était constitué le gardien et le défenseur de cette intrigante, cette Angélique qui drainait tous les cœurs, tous les êtres, elle n'avait qu'à paraître. Elle, Sabine, n'avait qu'à paraître pour exaspérer les gens. Ou alors on l'effaçait. Et pourtant, elle avait tant aimé ce pays de Canada pour le meilleur et pour le pire. Elle s'y sentait devenue étrangère. Jusqu'aux quelques amis ou amies de choix qui appréciaient naguère sa conversation, comme Mme de Mercouville, M. Gaubert de La Melloise, etc., qui avaient pris prétexte de son coup de canon pour lui tourner le dos. Le procureur Tardieu était le seul à lui porter considération. Mais elle avait vite compris qu'il ne voulait que sa complicité pour un projet qu'il avait de faire abattre les maisons de bois perchées contre la falaise, sous le fort. Afin de lui faire plaisir ou pour s'en débarrasser, elle avait fini par se plaindre à Frontenac des fumées et des mauvaises odeurs qu'entraînait le quartier pourri de la Basse-Ville et le gouverneur s'était fâché et lui avait répondu tout à trac que si elle trouvait le château Saint-Louis inconfortable, elle n'avait qu'à retourner tenir ses quartiers dans sa maison ouverte à tous vents.
On ne s'adressait à elle, on ne faisait appel à son obligeance que lorsqu'on avait à lui demander un service, à se débarrasser d'une corvée.
Mme Favreau et deux habitantes de la banlieue refusèrent de se laisser installer des métiers à tisser dans leurs combles. Comme on ne savait où les mettre, on demanda à Mme de Castel-Morgeat de les entreposer dans une petite pièce, au rez-de-chaussée du château Saint-Louis, qui leur avait été attribuée comme débarras et qu'elle souhaitait transformer en oratoire. Personne ne l'en remercia.
Sabine n'existait plus. Il ne lui restait rien. Même pas son fils qui ne lui pardonnait pas d'avoir tiré sur la flotte de Peyrac. Il avait honte d'elle. Il lui échappait. Et c'était encore à cause d'eux, à cause d'elle : Angélique.
C'était atteindre le fond... Des pensées de suicide la hantèrent. Et si elle se jetait du haut du Sault-au-Matelot, ce coin de la falaise où le découvreur Cartier avait planté, à son premier voyage, une de ses croix géantes à l'écusson du Roi de France ? Elle s'imaginait au pied de cette croix rassemblant son courage avant de s'élancer dans le vide. La difficulté était de trouver le point de chute. De la Haute-Ville on finissait toujours par se retrouver sur les toits de la Basse-Ville.
Du greffe, perché en nid d'aigle, elle irait s'empaler sur les pointes aiguisées des troncs entiers formant la palissade du camp des Hurons.
De la terrasse du château Saint-Louis son corps bondirait sur deux seuils de roches et risquerait d'aller défoncer les masures du fameux quartier pourri qui ne semblaient plus tenir, en cette saison, que par le carcan des glaces.
Accablée de macabres visions, Sabine de Castel-Morgeat suivait son enterrement vers le cimetière de la Côte de la Montagne. On commenterait une fois de plus sa maladresse et celle ultime avec laquelle elle s'était donné la mort. L'évêque lui refuserait peut-être la sépulture chrétienne. Et l'on soupirerait qu'elle créait encore plus d'embarras morte que vivante.
Des cernes mauves se creusaient chaque jour plus sombres, sous ses yeux, dans son visage pâle.
Elle n'avait jamais connu l'amour. Elle ne connaîtrait jamais l'amour...
Un jour, seule dans son logis et presque en tremblant, elle se dévêtit et se regarda nue dans le miroir. Elle fut surprise de la rondeur de ses hanches, de la ligne en amphore de sa taille, de l'abondance de sa poitrine qui la choqua. Elle rougit d'y voir le petit scapulaire de toile blanche qu'elle portait en permanence. Mais ses seins de brune, aux mamelons trop larges et trop sombres à son goût, n'était-ce pas ce qui attirait la concupiscence des hommes ? Elle comprit qu'en un point de sa vie, elle avait été mystifiée.
« Je suis belle, pensa-t-elle. Et pourtant nul homme ne me l'a jamais dit... »
Ce qui était faux.
Des hommes le lui avaient dit ou le lui avaient laissé entendre avant qu'elle ne les décourage par son refus intérieur de s'accepter belle et d'être courtisée. Car ces aveux, elle n'aurait voulu les entendre que d'un seul homme, que d'une seule bouche.
Entêtée à ne pas se résigner, elle avait considéré comme une insulte, plus qu'un hommage, la passion fougueuse de Castel-Morgeat, Gascon, amateur de femmes, son empressement lui paraissait un signe insupportable de lubricité. Elle l'avait contraint par ses refus à déserter la couche conjugale, mais elle comprit, à s'examiner, que ce paillard n'y avait pas consenti sans regret. Elle eut une crise de larmes devant son miroir.
« Un corps mutilé ! Méprisé ! » se disait-elle se prenant en pitié.
« Une seule fois, songea-t-elle, connaître l'amour... Une seule fois !... Avant de mourir ! Avant de vieillir !... »
Elle arracha le scapulaire qu'elle portait au cou.
Chapitre 60
Les premiers jours de mars, la température fut des plus basses.
Il faudrait avoir le sang d'eau-de-vie, le corps d'airain et les yeux de verre pour résister au froid qu'il fait, écrivit Mlle d'Hourredanne, et les rigueurs du Carême achèvent de nous pétrifier.
Dans le paysage confondu de blanc, le Saint-Laurent raviné de dunes et de congères, traversé de pistes d'où s'élevaient les sonnailles des attelages, laissait oublier qu'il eût jamais été un fleuve.
Non ! L'hiver n'était pas près de finir. Loin de là. Alternant avec ces jours glacés mais durs, des tempêtes se levaient pour une nuit, un jour, en poudreries cinglantes, sèches, dures, sifflantes, et vous coupaient en deux.
Dans la fièvre se montait la pièce théâtrale prévue pour la Mi-Carême qui tomberait le 12 mars.
Mme de Castel-Morgeat intervint avec âcreté à propos du choix de la pièce prévue. Tartuffe proposé par les esprits forts avait été écarté. Inutile de créer à Québec des remous qui avaient agité Versailles. On savait que le Roi qui soutenait Molière avait dû s'incliner devant la cabale des dévots. Mme de Castel-Morgeat parut prendre la tête de ceux-ci, aucune œuvre ne trouvant grâce à ses yeux. Des unes et des autres, elle prétendait que le Père d'Orgeval ne les aurait jamais tolérées.
Pourquoi reparlait-elle du Père d'Orgeval ? On avait déjà bien assez de peine à supporter le Carême et l'hiver.
Elle proposait Castor et Pollux ou Déjanire et Acheloüs d'un auteur peu connu mais que M. Berinot, le secrétaire de M. de Frontenac, avec lequel elle s'entendait bien, et qui même avait composé quelques œuvrettes, lui conseillait.