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Chapitre 62

On avait vu Mme de Castel-Morgeat sortir de l'appartement de M. de Peyrac en criant : « Vous êtes le diable. »

Et comme elle portait une blessure à la tempe, le bruit courut que le comte, cette fois, avait riposté à l'insolence hargneuse de la virago et l'avait frappée. La nouvelle n'était pas de celles qu'un début de tempête pût arrêter dans son cheminement naturel.

Elle parvint sans tarder à la Basse-Ville, rôda d'un estaminet à l'autre, s'insinua sans mal parmi les joyeux buveurs du Navire de France et atteignit les oreilles de M. de Castel-Morgeat au moment où, enflammé par des libations nombreuses et les charmes d'une accorte commère qui avait déjà eu pour lui des bontés, il s'apprêtait à poursuivre dans les profondeurs de l'auberge son aventure galante.

On ne lui laissa pas le temps de se ressaisir, et ses amis l'entourèrent, le priant avec véhémence, les uns de ne plus souffrir de voir sa femme nuire à sa carrière par ses agissements, les autres de provoquer en duel M. de Peyrac qui avait osé lever la main sur elle.

Partagé entre l'envie d'aller rosser son épouse et celle de venger son honneur, Castel-Morgeat se rua comme un fou hors de l'auberge, ivre de vin et de colère. La nuit et des cinglées de neige l'accueillirent dans leurs tourbillons. Négligeant les détours trop longs de la côte de la Montagne, il choisit le plus court chemin pouvant le conduire au château Saint-Louis, c'est-à-dire la ligne droite vers le sommet et, après avoir escaladé les maisons suspendues du quartier Sous-le-Fort, brisé des barrières, crevé le toit de la vieille voisine du Bougre Rouge, dépassé le repaire de celui-ci, il attaqua la falaise de plein fouet et se hissa, se cramponnant aux broussailles et aux arbres nains, dans une pluie de cailloux et de glaçons brisés, une avalanche de neige et de boue. Soutenu, porté, enlevé par on ne sait quelle transe diabolique, les chausses déchirées, le chapeau envolé, la moitié de son manteau arraché, il parvint aux abords de la demeure du gouverneur.

Les deux soldats qui veillaient dans le corps de garde du fortin de bois avancé l'entrevirent entre deux rafales et crurent être la proie d'une vision.

– As-tu vu ce que j'ai vu, La Fleur ? demanda l'un des gardes.

– J'ai bien vu, répondit l'autre les yeux écarquillés.

– Et qu'as-tu vu, La Fleur ?

– J'ai vu notre lieutenant général qui volait dans les airs...

M. de Castel-Morgeat tâtonnait de ses mains blessées contre les pierres rugueuses des contreforts du château, sous la terrasse. Il trouva les degrés de pierre abrupts par lesquels on gagnait les communs, atteignit une petite porte, pénétra dans le château, puis dans une pièce de réserve dont leur couple pouvait disposer et où s'amorçait l'escalier montant à leur appartement sans passer par le vestibule d'honneur. L'obscurité étant profonde, il trébucha dans un amoncellement de bois, de planches et de cordages dont il eut toutes les peines du monde à se dépêtrer. Assez contusionné, il jurait tous les jurons de Gascogne contre ces femelles démentes qui s'amusaient à jalonner sa vie d'obstacles malfaisants, tels que ces métiers à tisser qu'on avait entreposés là Dieu sait pourquoi. Ce fut dans un état de rage concentrée qu'il pénétra dans la chambre, de Mme de Castel-Morgeat. La lumière d'une veilleuse éclairait l'alcôve.

Stupéfait, il s'arrêta. Dans le grand lit, une femme dormait à demi nue. Elle était d'une beauté troublante dans son abandon. Son sein, beau et ferme, se soulevait doucement au rythme de son profond sommeil. Il n'en croyait pas ses yeux.

Après avoir envisagé avec effroi qu'il perdait la raison, il finit par comprendre que c'était sa propre femme et, d'un seul coup, retrouva toutes les douleurs et tous les désirs qu'elle lui avait inspirés. Mordious ! Était-ce sa faute à lui s'il l'avait toujours aimée et désirée ? C'était elle qui voulait son malheur, car il se serait bien contenté de ce corps magnifique et n'aurait jamais eu besoin de courir après les prostituées, si elle ne l'avait pas repoussé.

Elle sentit son regard et ouvrit les yeux. Tout d'abord elle ne le reconnut pas en ce spadassin espagnol dépenaillé – car il était en loques – qui se tenait à son chevet en haletant comme soufflet de forge. Puis le souvenir lui revint. Était-ce hier ou aujourd'hui ? Il était arrivé un miracle. Hier, la vie lui avait fait don du plaisir. Les joies aveugles de l'amour étaient dans son sang, prêtes à se déchaîner au moindre appel. Et tout en était transfiguré. Celui qui se tenait là n'était plus l'homme qu'elle avait cru tant haïr. C'était un homme, un HOMME, et son regard fou et avide ne l'insultait plus.

Elle comprit qu'elle n'avait qu'à se livrer à lui pour retrouver les transports entrevus, car cet homme était là et il la désirait.

Quand elle lui tendit les bras, Castel-Morgeat ne prit pas le temps d'ôter ses bottes. Il bondit et sauta sur le lit :

– Aïe ! Ma jambe !

Tandis qu'il l'enlaçait, étonné de retrouver en cette longue odalisque, pleine de rondeurs imprévues, une femme nouvelle pour lui, il songeait qu'il lui arrivait là une fameuse aubaine. Il n'aurait plus besoin de descendre le soir en la Basse-Ville.

L'on remarqua par la suite qu'un bonheur serein et discret paraissait habiter Mme de Castel-Morgeat. Une attitude de bénignité et de patience avait remplacé sa nervosité habituelle. Au point que ses coups d'éclat finissaient par manquer. Mme de Mercouville soupçonnait une réconciliation entre les époux, car Castel-Morgeat aussi était devenu plus fréquentable. Frontenac, qui vivait dans leur intimité, dit : « Tiens ! Tiens ! Cela se pourrait bien ! » et les observa de plus près.

Sabine était assez indifférente aux commentaires. Elle vivait végétativement comme une plante qui retrouve le printemps. Elle s'évertuait à ne pas penser et montrait beaucoup de douceur envers les autres, car c'était au creux des nuits que sa vie reprenait un sens. Castel-Morgeat était un amant vigoureux et elle avait beaucoup d'années d'amour à rattraper.

Parfois, au sein de la volupté, une larme perlait à la soie de ses longs cils clos. Excès de plaisir, nostalgie des bonheurs perdus, regret des années avides et dilapidées dans une illusion, regret d'un rêve trop beau et qui avait été pour une autre.

Mais la vie ne s'était pas montrée marâtre avec elle. À la dernière heure, elle était sauvée du désastre de toute une existence sans amour, et cela sans presque avoir à commettre de péchés puisqu'elle vivait désormais cet épanouissement dans les bras de son époux, ce qui suffisait quand elle considérait l'enchaînement miraculeux des événements à la rendre merveilleusement heureuse et pénétrée de reconnaissance envers le Ciel.

Encore qu'elle éprouvât quelques scrupules à faire brûler un cierge pour en remercier Dieu.

Neuvième partie

La promenade chez les Berrichons

Chapitre 63

Dans le matin plus dur, froid et étincelant qu'une armure, les chevaux piaffaient, impatients de s'élancer dans la blancheur immaculée de la neige fraîchement tombée. Angélique s'apprêtait à monter en traîneau pour regagner Québec qui, là-bas, brillait comme une perle sur son roc.

Elle et Guillemette de Montsarrat-Béhars avaient passé une partie de la nuit à parler, Guillemette fumant sa pipe d'un tabac si rustique qu'on tombait dans une hallucination légère.

Étrange Guillemette, aux yeux bleus, si savante, et qui redevenait faible quand dans la nuit la hantait l'insupportable vision : « Regarde ! Regarde, petite sorcière ! Regarde ta mère qui brûle... »

– Mais ma mère était si bonne, disait Guillemette, tu ne peux pas savoir. Elle n'a fait que du bien, que du bien !