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« Quand elle a été conduite au bûcher, elle me tenait par la main, mais c'était moi qui la guidais et la soutenais car elle était devenue folle. De tout ce qu'on lui avait fait endurer et des interrogatoires et des tortures, pour qu'elle avoue... qu'elle avoue quoi ? Qu'elle avait copule avec le Diable, qu'elle empoisonnait les enfants, qu'elle détruisait les récoltes, que sais-je encore ? J'étais petite, j'avais sept ans, mais je me suis occupée d'elle jusqu'au bout. Ses pouvoirs sont passés en moi...

Guillemette s'enveloppait de fumée. Puis elle reprenait son monologue, doucement.

– ... Ils nous haïssent... pour le bien que nous faisons plus encore que pour le mal. Parce que nous nous occupons des corps et non pas de l'âme, des beaux corps vivants, des pauvres corps malades... Pour eux, le corps n'est que péché.

– Dans chaque homme il y a toujours un prêtre.

– Les prêtres nous tueront. Ils nous brûleront. Mais ici dans mon île je suis à l'abri.

Du pied du bûcher où elle avait vu se consumer sa mère au jour où elle avait posé son pied sur ce rivage, elle ne gardait nul souvenir des pays parcourus et des actes accomplis.

Elle avait commencé de revivre, à respirer l'odeur suave qui s'exhalait des érablières au « temps des sucres » lorsque les sauvages commençaient à inciser les troncs des arbres pour en recueillir et faire bouillir la sève. Une odeur de miel inconnu, suave et amère comme celle d'un souffle dans un baiser.

Le grand calme de l'île et l'éloignement du lieu de ses douleurs l'avaient guérie du plus aigu.

Ce pays grandiose, sans passé, la rassurait. Elle regardait Québec au loin, comme un rêve, et ne lui en voulait plus.

Elle s'était abandonnée au déroulement des jours et des saisons ne lui apportant que baume, tendresse et complicité, celles de la neige et des tempêtes qui abritent, protègent. Et quand il fait beau, la folle gaieté de l'hiver dans ses couleurs gris perle, rosée ou bleu lavande.

Elle avait moins peur des Iroquois que de ses souvenirs, moins peur de la solitude que des hommes.

Elle aimait les Indiens parce que leur vue lui rappelait qu'elle était loin du Vieux Royaume.

Les femmes qu'elle soignait, le goût des plantes et de ses travaux, l'amour des beaux gars, le pouvoir de rendre heureux apaisaient sa révolte.

Angélique regardait la grande femme debout sur la rive dans le soleil, avec ses yeux étonnamment bleus et elle lui rappelait alors Mrs Williams, la grande Anglaise au village de Newchewanik. Mais tandis que la raide dame puritaine hésitait à s'offrir la folie d'une coiffe de dentelle, Guillemette s'offrait toutes les folies.

Elle pouvait galoper à travers la grande étendue blanche et sans fin. Quand viendrait le dégel, en haut-de-chausses et mitasses comme un homme, elle irait tirer sa barque de la glace des chenaux ; avec les beaux jeunes gens de l'île, hardis et vigoureux.

– Et lui ? demanda subitement Angélique. Lui, l'homme que j'aime ? Tu ne m'as pas parlé de lui.

– Je ne le connais point, répondit la sorcière.

Et elle détourna la tête avec un sourire.

– Tu devrais pourtant le deviner, il a tant de force.

– Il ne faut pas trop essayer. Il y a trop de choses autour de lui.

Elle restait songeuse à regarder vers la ville, comme sans y attacher d'importance, elle souriait d'un air indulgent.

– Tu es une femme heureuse..., murmura-t-elle.

Puis son visage s'assombrit et elle jeta comme malgré elle :

– Il ne faut pas qu'il aille à Prague !

– Prague ! répéta Angélique ahurie.

– Oui, Prague !... La ville !... Tu es ignare ?

Puis pour compenser l'inquiétude inutile qu'elle venait de faire naître, maternellement, elle lui caressa la joue, voulant effacer les ombres.

– Mignonne ! Ne crains rien !... C'est loin, loin. Et peut-être que cela ne sera pas... Et toi, sache-le, tu seras toujours la plus forte. Je le vois inscrit sur ton front. Et maintenant va, Angélique-la-Belle !...

*****

À Québec Angélique apprit avec déception que M. de Peyrac était à Sillery.

Euphrosine Delpech, à guetter aux abords du château de Montigny la sortie de Mme de Castel-Morgeat qu'elle avait vue s'y engouffrer dans un état proche de l'hystérie, fut punie de sa démarche malveillante car elle eut le nez gelé.

Fort marrie, et après avoir consulté le médecin, les voisins et les sœurs de l'Hôtel-Dieu qui hochèrent la tête, elle se décida à se rendre chez Mme de Peyrac car elle avait, disait-on, des « remèdes magiques ».

Celle-ci venait de revenir de sa visite chez la sorcière de l'île d'Orléans, ce qui augmentait encore l'espoir d'Euphrosine de trouver un remède à ses maux. Son nez avait doublé de volume et présentait une variété de couleurs que n'aurait point désavouée la palette de Frère Luc : bleu, rouge, jaune, vert, violet.

Pour des raisons qu'elle gardait pour elle seule pour l'instant et qui lui étaient inspirées par les réflexions qu'elle s'était faites durant cette très longue visite que Mme de Castel-Morgeat avait rendue au comte de Peyrac et des déductions qu'elle en avait tirées, surtout après avoir vu le visage illuminé de la visiteuse lorsque celle-ci avait quitté le manoir, la demoiselle Delpech était très gênée de se présenter en face de Mme de Peyrac, et elle y aurait renoncé si elle n'avait pas eu si peur de perdre ce précieux appendice que tout humain porte au milieu du visage.

– Comment avez-vous pu vous laisser prendre ainsi par le gel, vous, une Canadienne ? s'étonna Angélique.

– Le soleil brillait et je me suis persuadée de sa tiédeur. Aussi suis-je restée un bon moment immobile sans y penser.

« Elle devait être en train de surveiller un voisin et a préféré se laisser brûler par la bise que de ne pas pouvoir satisfaire sa curiosité », pensa Angélique qui avait des antennes et connaissait la dame.

Des deux côtés de l'emplâtre qu'elle lui faisait maintenir sur son visage, les petits yeux de la commère l'examinaient, ne notaient qu'une tranquille assurance dans son maintien, et sur ses traits la sérénité animée qui en faisait le charme. Les traits d'Angélique se crispaient rarement : colère, joie se révélaient chez elle par l'expression des lèvres et l'intensité des yeux, leur éclat ou leur douceur. Tandis qu'une onde passait sur elle, ombre ou clarté, de joie ou de déplaisir.

Euphrosine nota pourtant un mouvement des blonds sourcils qui paraissait atténuer son habituelle expression ouverte et aimable.

– Euphrosine, ma chère, dit Angélique, vous qui savez tout mieux que la gazette du pays, pouvez-vous me dire ce qu'il en est de cette histoire de Sabine de Castel-Morgeat avec mon mari ?

S'il ne l'avait été déjà le visage d'Euphrosine Delpech serait passé par toutes les couleurs sous son masque. Mais ce n'était pas ce qu'elle croyait.

Par Janine Gonfarel, tandis qu'elle était à l'île d'Orléans, Angélique savait qu'on était venu chercher M. de Castel-Morgeat à l'auberge, l'appelant au duel contre M. de Peyrac qui, paraît-il, avait frappé l'épouse du lieutenant des armées royales en Amérique.

– Ce bruit absurde vient à peine de me parvenir aux oreilles et il y a eu, je m'en doute, quelque incident qui lui a donné naissance, mais de quelle sorte ? Je ne sais car je vous l'avoue je ne vois pas mon mari lever la main sur une femme, si insupportable qu'elle soit.

La honte s'empara d'elle, et voyant qu'elle était sur le point de commettre encore un de ces péchés de médisance pour la pénitence desquels son confesseur lui donnait des aunes de chapelets à réciter, elle rougit ce qui augmenta ses douleurs et se mit à pleurer.

– Souffrez-vous beaucoup ? s'enquit Angélique.

Et comme Euphrosine secouait négativement la tête.

– Alors pourquoi pleurez-vous ?

– Parce que je ne suis pas une bonne femme, répondit la Delpech entre deux reniflements laborieux. Non, je ne suis vraiment pas bonne, et croyez que je le regrette. Vous êtes mille fois meilleure que moi, Madame, quoi qu'on en dise, et vous ne méritez point le mal qu'on vous veut, ni les trahisons dont on vous afflige. Pardonnez-moi, Madame, je vous prie. Pardonnez-moi, je vous le demande humblement.