– Restez ! Restez, Madame ! criait la famille toute rassemblée en cercle dans le vestibule.
Mais Angélique voyait l'amorce de sa rue non loin, au bout de laquelle se trouvait sa maison et elle voulait profiter de ce que la tempête n'était pas encore déchaînée pour l'atteindre. Le vent, sous l'afflux de la neige qui s'épaississait, marquait une accalmie. Elle put sans trop de mal repartir en sens inverse et entreprendre la montée de la rue de la Petite-Chapelle. Mais la poudrerie devint tellement cinglante, glaciale et suffocante qu'elle n'avançait plus que les bras croisés sur le visage. Un brusque coup de vent en tourbillon lui fit perdre l'équilibre. Elle jeta les mains en avant et se cramponna à un rebord de fenêtre qu'elle ne lâcha plus jusqu'à ce qu'elle sentît diminuer la fureur des rafales qui, comme le courant d'un fleuve, semblaient vouloir l'entraîner. Une accalmie se produisit et, entre les cataractes blanches qui se déversaient, Angélique voyait scintiller au-dessus d'elle un soleil d'or flamboyant avec un grand rire naïf et des yeux écarquillés : Le Soleil levant. Une fente de lumière perça la tourmente, une main se tendit, la saisit au poignet et la tira à l'intérieur.
La main qui l'avait happée et ramenée dans cet antre de chaleur que représentait la grande salle du Soleil levant était celle du cabaretier lui-même.
– Ah ! Madame, disait-il en s'empressant, vous me dédaignez. Êtes-vous seulement entrée deux fois dans mon établissement depuis que vous êtes à Québec ? Il faut que la tempête vous jette sur mon seuil pour que vous me fassiez cette grâce de vous asseoir chez moi.
Il la débarrassait de son manteau lourd de neige. Il lui avançait une chaise à dossier devant une table qu'il faisait briller d'un coup de torchon. Il savait d'où venait le mal : Janine Gonfarel qui l'avait accaparée, avait déprécié son établissement en se moquant de son sirop d'orgeat. Elle n'avait pas trop de lazzis pour se moquer des boissons délicieuses qu'il préparait à ces dames charmantes de la Haute-Ville, dont elle n'avait pas voulu être quoique étant sa voisine à quelques maisons près.
– Eh bien soit ! Donnez-moi de votre sirop d'orgeat, dit-elle tandis que Mme Boisvite lui apportait un linge pour s'essuyer le visage et les cheveux. Mais accompagnez-le d'une boisson chaude car je suis gelée.
– Ne craignez rien, ma grand-mère aubergiste avait une recette qu'elle m'a léguée. On mêle le sirop d'orgeat à du lait chaud et du café brûlant. Elle était normande mais son mari avait voyagé et lui avait appris à fabriquer le café.
Il fut prompt à rapporter un grand bol fumant où il avait mêlé ses divers ingrédients et à la surface duquel il avait ajouté une pleine louche de crème épaisse.
Croyant boire une boisson inoffensive, Angélique prit le récipient à deux mains et en quelques longues gorgées avala le breuvage brûlant, crémeux, au goût d'amandes douces et de sucre, un régal pour enfants, femmes ou chats gourmands, à s'en pourlécher les babines.
Or, comme la boisson martiniquaise de Mme de Mercouville qui cachait, sous un sirop de sucre, de fortes doses de rhum, le café de la grand-mère normande dissimulait une demi-pinte d'un alcool de poire dont Boisvite montra avec fierté le flacon aux sémillants reflets d'une eau dorée qui méritait plus que jamais son nom latin Aqua vitae : eau-de-vie ; indien : eau-de-feu.
– En effet, cela réchauffe merveilleusement, eut le temps de s'écrier Angélique avant de se cramponner des deux mains à la table.
Ses prunelles vertes se troublèrent d'un voile languide. Et sa voix eut malgré elle une inflexion fléchissante pour dire :
– Monsieur Boisvite, vous êtes un traître...
Après quoi, elle vit ou crut voir Nicolas de Bardagne venir s'asseoir à sa droite et le duc de Vivonne à sa gauche. Cette taverne lui parut peuplée d'êtres incertains, mi-fantômes, mi-charnels, surgis pour la distraire. Elle vit tout d'abord quelqu'un qu'on ne se serait pas attendu à y trouver : la Dentellière.
– Moi ? Aller dans votre repaire de brigands d'Acadie ! disait celle-ci en renversant la tête en arrière avec un rire de gorge. Moi qui n'ai jamais bougé de Québec même pour aller à Montréal ou aux Trois-Rivières !
Vauvenart adressa un signe à Angélique. Était-il là ou non ? Il déploya sa haute taille qui touchait les poutres du plafond pour venir lui baiser la main.
– Je la convaincrai...
Il tanguait un peu.
Une femme très blonde, l'air hardi, intéressante, pensa Angélique, une Guillemette plus jeune, tenait le bout d'une tablée autour de laquelle plusieurs hommes avaient pris place ne la quittant pas des yeux et riant de tout ce qu'elle disait. Parmi eux Grandbois, mais aussi le major d'Avrensson.
Le cabaretier qui voyait les yeux d'Angélique fixés sur elle vint la renseigner en se penchant à son oreille.
– C'est une seigneuresse du côté du lac Saint-Pierre, Madame de La Dauvernie.
Elle avait quarante ans. Un manoir, des centaines d'arpents de belles terres en concessions. Encore une veuve ! Pas pour longtemps. Elle était venue à Québec pour chercher son homme. Ici, au Canada, on vivait bien. Il n'y avait pas de veuvage sans rémission. Une femme accorte et bien pourvue ne restait jamais longtemps seule. Celle-ci voulait un compagnon et un amant pour les noires soirées en son manoir perdu. Pour diriger la seigneurie elle n'avait besoin de personne. Elle s'y entendait, fallait voir ! On en trouvait beaucoup comme elle ; des femmes au Canada – opinion de Boisvite – valaient mieux que les hommes. C'était connu et de valeur.
Un jeune homme était assis seul sur un tonneau tourné au coin de la grande cheminée, un pied s'appuyant au degré de pierre. Il fumait une longue pipe emplumée. Sa beauté était prodigieuse dans l'encadrement de longs cheveux noirs et lisses, Son regard sombre et pensif, rêvait.
« Dieu du ciel, il m'inspire ! » se dit-elle.
– Pourquoi regardez-vous ainsi ce sang-mêlé ? demanda la voix du duc de Vivonne.
– Il est beau.
Mais le jeune homme se leva. Elle le trouva un peu court de jambes et son excitation tomba.
– Je ne suis guère partisan, déclarait la voix d'un jeune fonctionnaire qui se trouvait à leur table, de ces mariages qui ont donné des Français nouveaux qui ne sont bien ni dans la forêt ni dans nos salons. Mais pour la guerre iroquoise, certes, ils valent les meilleurs soldats d'Europe.
Lui-même était canadien ce qui lui permettait de boire sec sans trop perdre la tête. Il se nommait Adrien Desforges. M. l'intendant Carlon, qui l'avait dans son état-major, l'avait mis à la disposition du duc de La Ferté dépourvu de son écuyer, pour lors indisposé et ne pouvant l'accompagner dans les tavernes.