Cette affaire le tourmentait.
Ils arrivèrent sur la place dans l'anse du Cul-de-Sac et trouvèrent Janine Gonfarel à sa fenêtre engagée dans une affaire de troc avec un Indien.
– Donne-moi un peu d'eau-de-vie, ma mère, suppliait l'Algonquin.
– Je ne suis pas ta mère, Dieu m'en garde, ripostait Janine Gonfarel, et tu sais bien que l'Évêque interdit de donner de l'alcool aux sauvages.
L'Indien tirait alors de sous sa couverture de traite dans laquelle il se drapait une ou deux pelleteries du maigre gibier qu'il avait pu piéger, et la Polak s'en allait en grommelant lui chercher une mesure d'alcool – un demiard, pas plus, un dé à coudre, l'Évêque ne pourrait rien dire – qu'il recueillait dans une calebasse de la contenance d'une demi-pinte qu'il ne désespérait pas de parvenir à remplir.
La diligente aubergiste avait donc réussi à mettre ainsi de côté une demi-douzaine de peaux de petites martres dans leur pelage d'hiver, un vison, un renard... Peu de chose.
Maintenant qu'il n'avait plus rien à troquer, elle se montrait incorruptible.
– Je n'ai pas envie d'être excommuniée.
De l'étage au-dessus, Alexandre de Rosny qui prenait l'air à sa fenêtre s'amusait à suivre le manège. Lorsqu'il aperçut les jeunes gens escortés de l'Indien et du coureur de bois, il descendit pour les rejoindre.
– Si vous allez sauter sur le fleuve, j'en suis.
– Qui cherchez-vous ? demanda la Polak.
Piksarett regardait avec répugnance le fleuve en dégel. Contre le môle, on entendait l'eau couler sous une glace encore épaisse mais, plus loin, passaient en furie les grands courants noirs, charriant des myriades scintillantes de glaçons broyés qui s'entrechoquaient avec un bruit de cailloux.
Il n'était plus question de traverser à pied vers Lévis et, pour les embarcations aussi, le passage devenait périlleux.
– Nous cherchons Pacifique Jusserant, répondit à mi-voix Éloi Macollet.
– On ne l'a pas encore vu par ici. De jour comme de nuit, il serait vite reconnu.
L'Algonquin s'approcha.
– Donne-moi un peu d'eau-de-vie, ma mère, et je te dirai où est l'homme que tu cherches.
Et quand elle lui eut versé une nouvelle mesure :
– Il est dans l'île d'Orléans.
Éloi Macollet rejeta en arrière son bonnet de fourrure et cogna du poing son front scalpé.
– L'île d'Orléans ! Comment n'y ai-je pas pensé plus tôt ! Pacifique Jusserant y est né. Sa mère y vit toujours sur la côte nord, dans sa ferme qu'elle a rebâtie après le passage des Iroquois, il y a quinze ans. Elle et son fils Pacifique avaient échappé au massacre parce qu'ils étaient venus ce jour-là à Québec pour se confesser.
Il rappela que Pacifique avait vu dans ce miracle le doigt de Dieu sur lui. De ce jour-là, il avait décidé de se consacrer au service et à la cause des missionnaires. C'est ainsi que le Père d'Orgeval se l'était attaché.
Ils regardaient en direction de l'île, qui se détachait trapue et sombre, énorme bouchon fermant le goulet à l'embouchure.
– Une barque vient, dit quelqu'un.
C'était une grosse chaloupe à rames. Il y avait longtemps, et même des heures peut-être qu'ils auraient pu la voir peiner, son équipage la menant tant bien que mal par les chenaux à découvert et les bancs de glace.
– Est-ce lui ?
On pouvait en douter. Si la méfiance avait poussé le « donné » du Père d'Orgeval à se réfugier en l'île d'Orléans pour qu'on perde sa trace, la prudence lui conseillerait de ne pas aborder Québec par le port, serait-ce de nuit.
Le Sieur Basile, suivi de Paul-le-Follet, rejoignait le groupe. De sa maison sur la rive, il avait vu venir la barque, et après l'avoir observée à la longue-vue, il s'était équipé et botté comme en vue d'une expédition possible sur le fleuve.
Lorsque la barque toucha le môle, ils en virent descendre Maupertuis et son fils Pierre-Joseph.
La barque était montée par des hommes de l'île et par le jeune amant de Guillemette la Sorcière.
Celle-ci envoyait dire que Pacifique Jusserant était chez sa mère, sur la côte nord. On faisait surveiller la maison, mais elle pensait qu'il essaierait de traverser cette nuit le bras de mer qui séparait l'île de la côte de Beaupré. La glace était encore « honnête » par là et il pouvait réussir car il connaissait le fleuve et les meilleurs passages.
Éloi Macollet décida de remonter dans la Haute-Ville afin de prévenir M. de Peyrac et de faire envoyer des hommes vers l'Ange-Gardien et Château-Richier, qui surveilleraient le rivage et cueilleraient tout audacieux se risquant à traverser cette nuit. Il y avait beaucoup de chances de n'en voir qu'un seul et que ce fût lui.
Les autres repartiraient dans la barque et regagneraient l'île, courant la chance d'y arriver et de le surprendre avant qu'il n'entreprenne sa traversée.
– Viens, Follet, dit Basile à son commis, on peut avoir besoin de toi.
Le pauvre Parisien de la Cour des Miracles jeta un regard de désespoir sur ce magma de glaces et de courants furieux qui grondait à leurs pieds dans la nuit.
– Le surin, le stylet, le poignard, la rapière, le lacet autour d'un cou, je sais manier tout cela, mais je préférerais traverser tout Paris, avec les argousins à mes trousses, que d'aller galoper sur ton fleuve qui craque, Basile. Ah ! Combien la Seine me paraît gentillette lorsque j'y songe. Tout juste bonne à nous débarrasser d'un cadavre encombrant, facile à traverser, une amie...
Il prit place cependant à bord de l'esquif. Un autre qui n'y montait pas de gaieté de cœur, c'était Piksarett.
– Je le dois à celui qui m'a baptisé, dit-il. Il faut essayer d'épargner la vie de son serviteur « Orignal-Têtu », car Orignal-Têtu et moi-même, nous nous sommes battus à ses côtés contre l'hérétique.
Chapitre 71
Dans sa basse maison de pierre, sur la côte nord de l'île d'Orléans, la mère du « donné » Pacifique Jusserant regardait son fils.
La vieille femme délaissa son rouet et vint jusqu'à la porte. Sur le banc où l'on posait, renversés, les seaux, elle prit une lanterne de fer aux parois de corne, bien affinée, qui pouvait garder la lumière d'une chandelle sans noircir. Par le haut percé de trous la chaleur s'évadait. Elle voulut l'allumer, mais son fils s'y opposa.
– Il fait assez clair. Je ne veux pas qu'ils me voient sortir.
– Qui peut te voir ? Personne ne s'occupe de nous. Personne ne sait même que tu es ici. Tu n'as pas cessé d'avoir peur depuis que tu es ici.
– Ils me guettent... Je sais qu'ils me guettent. Ils veulent m'empêcher de parvenir à l'Évêque.
– C'est ce long voyage qui t'a rendu fou. Tu vois des ennemis partout.
– Et toi, tu ne sais rien. Tu files ta laine, tu ranges tes pommes, tu fabriques ton fromage...
– Un fromage que tu es bien content de manger.
Pacifique Jusserant haussa les épaules. Son existence aux côtés du Père d'Orgeval, qui avait le don de voir à distance et de lire dans la pensée, avait aiguisé son sens de perception du danger. Le contact étroit avec les Indiens, grands pourvoyeurs d'annonces prémonitoires et d'interprétations de signes, l'avait doté d'un flair animal, que possédait tout coureur de bois digne de ce nom. Il se savait guetté.
– ... Un fromage que tu es bien content de manger quand tu reviens d'avoir traversé des lieues, sans autre chose à te mettre sous la dent que ta ceinture de cuir, continuait la vieille, fâchée.
Il lui tapota l'épaule pour la calmer. Il valait mieux qu'elle ne sache rien. Alors, il avait trouvé, à s'asseoir près de cette femme tranquille et laborieuse, un repos qu'il n'avait pas goûté depuis longtemps. Les femmes sont dangereuses et entraînent au mal. Il n'y a que les mères près desquelles on peut se sentir en paix.