Mais lui aussi, le « donné » du Père d'Orgeval, possédait la force spirituelle et connaissait le fleuve... Il lança vers Basile sa hachette indienne au tranchant aiguisé. Puis il se jeta en avant progressant par bonds. Une voix juvénile héla dans le lointain.
– Pacifique Jusserant ! Pacifique Jusserant !
La voix se rapprochait et il ne savait plus de laquelle des silhouettes légères émanait l'appel.
– Rendez-vous ! Remettez-nous le courrier dont vous êtes chargé, Pacifique Jusserant ! Et vous aurez la vie sauve.
Il ricana. Il ne se laisserait pas convaincre car ils voulaient sa damnation, les mauvais anges. Quand il aurait franchi la crête de glace érigée devant lui, vague immobile, toute frangée d'une écume brillante, il trouverait un chemin plus sûr et pourrait courir sans discontinuer. Il en avait repéré le tracé le matin, des hauts de l'île, et le froid de la nuit avait dû ressouder les points fragiles.
Mais voici qu'il se figeait de nouveau, muet d'horreur...
S'élevant de derrière la cime étincelante de la vague, il voyait se dresser la sorcière avec tous ses cheveux blancs comme une auréole d'argent dans le clair de lune.
Elle se tenait devant lui, immense.
– Maudit ! Jette le malheur que tu portes avec toi ! Jette ta sacoche ou tu vas périr !
Terrifié, il commença d'arracher la courroie de la besace qui s'embarrassait dans les revers de son col. Le courrier chargé de condamnations et d'anathèmes avait le poids du plomb. L'homme voulait s'en délivrer comme d'un fardeau. Sous l'à-coup de ses gestes affolés, le sol instable, sur lequel il prenait appui, vacillait. L'eau clapotait et recouvrait par ondes de grandes surfaces planes autour de lui. Il allait la leur jeter cette damnée gibecière comme on jette une charogne à dépecer à une meute affamée, ou un tison enflammé pour suspendre l'élan des fauves.
De toutes ses forces, il lança le sac en direction de Guillemette, se rattrapa de justesse sous le balancement de la dalle qui le portait, bondit sur un autre radeau translucide plus vaste, qui dérivait. Il avait obtenu ce qu'il voulait. Les poursuivants s'arrêtaient, rompaient l'encerclement, et ceux qui progressaient sur sa gauche changeaient de direction et se précipitaient afin d'aller ramasser le sac avant que la glace où il avait chu ne fût entraînée par le courant ou qu'il ne glissât à l'eau.
Pacifique Jusserant, le « donné » du Père d'Orgeval, s'élança par la brèche ouverte. Il abandonnait Château-Richier. Il obliquait vers la droite. Là-bas, au loin sur l'autre rive, l'ombre du Cap Tourmente.
Au-delà, les bois. Les bois ! Le salut ! Ils ne le rattraperaient jamais. Il courait comme un fou, se répétant pour soutenir sa résolution :
– Les mauvais anges... Les mauvais anges...
Il les sentait volant vers lui, beaux et séduisants comme Lucifer, l'ange de la lumière, pour le faire périr et l'attirer dans les enfers. Il courait et sautait. La glace volait en éclats acérés, craquait et se fendait et il franchissait, comme en délire, les fissures béantes au fur et à mesure qu'elles s'ouvraient sous ses pas.
Le bruit grondant des courants nocturnes, charriant leur moisson de diamants, emplissait ses oreilles.
Vers le milieu du fleuve, il atterrit trop lourdement sur une dalle ovale, polie comme un miroir. Tel un piège mécanique bien huilé, la dalle bascula. L'homme poussa un cri terrible et disparut, englouti par les eaux.
Chapitre 72
En son manoir, Guillemette de Montsarrat-Béhars fit distribuer à tous les rescapés de la poursuite une boisson brûlante.
Ces sortes d'expéditions sur le fleuve, au dégel, comportaient toujours des semi-noyades. Rare était celui qui à un moment de la course ne sentait pas céder sous son poids la glace traîtresse.
Pour les plus chanceux, ils avaient pataugé dans des gerbes d'eau. Pour d'autres, ça avait été le plongeon, l'emprise froide de l'eau cerclant le ventre, la poitrine sous les aisselles. Il y avait toujours une poigne solide de compagnon pour vous attraper par le col, vous hisser à la surface ou dans la barque, les vêtements de peaux alourdis, visqueux, dégoulinant, ou les draps de laine, les capots imbibés comme des éponges et qui soudain se couvraient d'autant de glaçons étincelants comme l'habit d'un marquis, un jour de fête, à Versailles.
Heureusement pour Paul-le-Follet, dès les premiers pas pour suivre sur les glaces le terrible Basile, il était tombé à l'eau. On l'avait ramené raide comme barre, les dents claquantes, au manoir, où devant un bon feu, enveloppé dans une couverture, il avait attendu le retour de la compagnie.
« Où était la Seine ? Seine guillerette ! Gente demoiselle ! »
Pour les jeunes gens souples et légers, les Indiens demi-nus, pour les hommes de l'île connaissant les passages demeurés sûrs et pouvant jauger d'un coup d'œil avant d'y poser le pied l'épaisseur de la glace, sa fidélité, son « honnêteté », la partie se soldait par des mitasses humides, des bottes pleines d'eau qu'on ôtait pour les vider, en riant. On déroulait les ceintures indiennes, on tordait les bonnets avant de les remettre sur les têtes, humides autant de l'eau reçue que de la sueur coulée. Les gens qui n'avaient jamais sauté sur le fleuve ne pouvaient pas se douter... On suait sa vie dans ce duel avec la mort.
Les lèvres étaient sèches et brûlées. La vapeur gelée du souffle haletant les blessait. La soif dévorait.
La buée s'éleva autour de la grande table du manoir où se tenaient debout les hommes chauffant leurs doigts gourds aux flancs de la jatte contenant le breuvage fumant, mixture de la sorcière, aux ingrédients pas « catholiques » à part une bonne dose d'alcool qu'on y discernait avec plaisir.
Comme des enfants dociles, chacun avalait à grandes lampées, sachant qu'il n'y avait pas meilleur que cette potion de la sorcière de l'île d'Orléans pour vous dégeler le sang, vous désaltérer de votre soif et vous « parer » à recommencer.
Ensuite on mangea du pain et du fromage de l'île, bien rond, bien puant : un délice.
La sacoche de Pacifique Jusserant avait été jetée en plein milieu de la grande table, où l'on contemplait sa forme épaisse, gonflée d'on ne sait quelle charge nocive, fruit de la haine et de l'intolérance.
– Cela vous concerne, mes petits gars, dit la sorcière avec un geste vers Florimond et Cantor de Peyrac.
Mais Florimond se déroba.
– Je vous en prie, Madame, veuillez avoir l'obligeance de l'ouvrir, vous.
Et on approuva le jeune homme. Toutes les personnes présentes ressentaient le besoin de voir des mains habituées à manier les pièges des sortilèges se charger d'ouvrir cette sacoche qui avait coûté tant de peines et un mort, et dont on leur disait qu'elle était venue du Vieux Monde, ayant franchi en une saison dangereuse la Mer des Ténèbres, et ensuite, les espaces glacés interdits, réussissant au-delà de mille obstacles à les rejoindre, si retranchés du monde qu'ils fussent, dans l'intention de nuire.
Ils regardèrent Mme de Montsarrat-Béhars faire sauter les courroies et rejeter en arrière le rabat de la carnassière comme ils l'auraient regardée préparer ses filtres ou ses conjurations.
Elle tirait de la poche, à la lumière, un gros paquet arrondi enveloppé de toile gommée solidement cousue. De la pointe d'un couteau elle fit sauter les fils suifés. Apparut un rouleau pesant, composé de nombreux feuillets de parchemin que retenait entre eux un ruban de moire rouge dont les pans étaient réunis dans la plaque coulée d'un épais cachet de cire rouge. Les initiés pouvaient reconnaître le sceau de la Ville de Paris.
– S'il vous plaît, rompez le cachet, Madame, demanda encore Florimond.