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Guillemette s'exécuta et ses doigts fins et longs déroulèrent les feuillets couverts d'une écriture serrée. Afin de les examiner, elle les reposa et chaussa ses lunettes. Puis elle étendit devant elle en le lissant de la main le manuscrit qui se défendait comme refusant de livrer son secret. Elle commença de lire. Soudain, lâchant tout ainsi qu'elle l'aurait fait d'une bête venimeuse, elle se recula voilant son visage de ses mains diaphanes et tremblantes.

– Ils sont toujours là ! Toujours les mêmes ! Les mêmes mots, toujours les mêmes cris...

Son jeune amant vint à elle et lui entoura les épaules de son bras. Cet orphelin de père et de mère, qu'elle avait élevé, l'adorait. Hors l'alcôve, rares étaient les moments où elle se montrait faible, s'abandonnant à sa virile et jeune force.

– Ne tremble pas, ma mie ! murmura-t-il. Je te défendrai de tout.

– Oh oui ! Défends-moi ! Défends-moi des inquisiteurs ! sanglota-t-elle.

Ils ne savaient que dire, inhabitués à la voir fléchir. Le rouleau de parchemin demeurait là, recroquevillé.

Cantor l'attira à son tour vers lui, mais dès qu'il y eut jeté les yeux, lui aussi sauta en arrière comme s'il avait ressenti la douleur d'une brûlure. Ce fut ensuite le tour de Florimond.

Le jeune homme pencha sur les lignes son fin visage brun. Ses longs cheveux noirs qui frôlaient ses joues lui donnaient, tandis qu'il lisait, un air d'écolier studieux. Il déchiffra la première page, en parcourut quelques autres, puis roula le tout soigneusement et le remit dans son enveloppe gommée.

– Cela concerne notre père, fit-il s'adressant à Cantor, nous devons le lui porter.

– Ne ferait-on pas mieux de les brûler tout de suite ? demanda Cantor effrayé.

– Je pense que notre père sera intéressé d'en prendre connaissance et c'est à lui de décider si ces pages doivent être brûlées ou non.

– Ah ! Tu lui ressembles bien ! s'exclama son frère avec un mélange d'admiration et de reproche.

Mais le sang-froid de Florimond et la désinvolture avec laquelle il traitait le détestable grimoire dissipèrent l'atmosphère oppressante.

Où était Basile ?

Paul-le-Follet se dressait, soudain terrifié.

On se rua dehors. On trouva Piksarett qui, passant outre à son horreur des glaces, s'était porté au secours de Basile, blessé par la hache lancée vers lui à la volée par le sauvage et intolérant visiteur du Très-Haut et qui le ramenait sur son dos.

La tranche aiguisée n'avait qu'effleuré la tempe mais le choc avait précipité le négociant à l'eau. Il était encore inconscient. Piksarett le trimbalait sur son échine maigre sans effort. La peau d'ours n'était que pointe de glace.

Il y eut une nouvelle distribution de boissons chaudes.

Le sang de sa blessure étanché, le solide Basile revint rapidement à lui.

L'aube entrait laiteuse et deux ou trois garçons se mirent à bâiller largement. Il n'était cependant pas question pour eux de retrouver leurs paillasses car les deux fils du comte de Peyrac, Basile, son commis devaient être ramenés à Québec et il allait falloir à nouveau s'élancer par les glaces et les eaux, traîner la barque à l'assaut des banquises, la pousser dans les courants, mais cette fois parmi les carmins et l'éclaboussure d'or de l'aube.

– Ho ! Hisse ! Hardi les gars !

Piksarett demeurait dans l'île. Son indépendance était connue, et ses amis ne s'inquiétèrent pas. Les Narrangasett étaient du Sud. À franchir les « saults » de leurs rivières torrentielles, ou pister l'Iroquois en forêt, ou prendre d'assaut un village de Nouvelle-Angleterre, il n'y avait pas plus habile. Mais ils se méfiaient avec raison de ce grand monstre marin du Nord : le bas Saint-Laurent. Il en avait assez pour aujourd'hui. Il reviendrait quand il voudrait. Il repasserait quand cela lui chanterait.

Il fallait se hâter de ramener le butin à Québec.

– Je ne serai tranquille que lorsque ces maudites feuilles auront été brûlées, dit Cantor.

– Moi aussi, approuva Guillemette. Mieux aurait-il valu qu'elles allassent à l'eau !

– Et nous n'aurions jamais su, protesta Florimond. Non ! Mieux vaut savoir toujours de quelles armes disposent nos ennemis et ce qu'ils nous réservent.

Il bouclait la sacoche du défunt Pacifique Jusserant et s'en chargeait gaillardement.

– Prends garde que ces papiers parviennent sans encombre jusqu'à ton père, insista Guillemette. S'ils tombaient en d'autres mains que les siennes, ils pourraient causer plus de mal que le souffle de la peste.

Florimond tapa sur la gibecière gonflée et dit gaiement :

– Dame, ne craignez rien, s'il le faut je me noierai avec.

Cela faisait partie de la trame des nuits.

Le jour, les visages étaient lisses et gais. Des voix frivoles s'entretenaient de théâtre, de la querelle de l'Évêque et du Gouverneur à propos du pain bénit ou des encensements du thuriféraire.

Le limon des nuits recouvrait ce qui devait demeurer secret. Le jour effaçait les traces.

*****

Angélique se trouvait chez Mme de Mercouville lorsqu'un homme du Gouldsboro vint la prier de la part de M. de Peyrac d'avoir à se rendre au manoir de Montigny. Elle y trouva dans l'appartement de Joffrey, en sus de celui-ci, Florimond et Cantor.

Au centre de la table il y avait des liasses de feuilles éparpillées. Lorsqu'elle y eut jeté les yeux, elle vît qu'il y avait là, soigneusement recopiées mot à mot, questions et réponses jour après jour, les minutes du procès de sorcellerie qui s'était déroulé à Paris, dans la salle du Palais de Justice, dont Joffrey de Peyrac avait été victime quelque quinze années auparavant.

Le dernier brûlot d'un combat sans merci avait donc dérivé vers eux et, en bons stratèges des mers, ils l'avaient intercepté avant qu'il n'allumât un nouvel incendie.

Mais comme tout cela était loin, songeait Angélique, tandis que le comte de Peyrac parcourait le dossier de ce vieux procès sans manifester de répugnance. Pourtant le Père d'Orgeval dans son habileté avait bien choisi le trait suprême à lancer et le lieu où le ficher, frappant au Canada un peuple exténué par son isolement.

Ce rapport aurait propagé l'effroi et le trouble en proportion de l'éloignement, de l'impossibilité qu'il y aurait eu de le « diluer » dans les courants nouveaux d'esprit de jugement, de savoir l'opinion du Roi.

Louis XIV s'était toujours montré réticent vis-à-vis du fanatisme religieux. Seule lui importait la docilité de ses sujets. Au début de son règne, il avait laissé se dérouler un procès inique qui le débarrassait d'un vassal trop puissant, mais il se préoccupait si peu des accusations de sorcellerie, qu'il l'avait gracié en secret à condition qu'il disparût. Aujourd'hui une telle affaire ne pourrait-elle se monter dans les mêmes formes ?

Sans bruit, mais à petits décrets, le Roi avait démantelé le tribunal de l'Inquisition et réduit les prérogatives judiciaires des évêques. La Compagnie du Saint-Sacrement avait été dissoute. Cela ne l'empêchait pas de demeurer très influente et de faire d'autant plus d'adeptes qu'elle se transformait en société secrète.

Ainsi va le monde, ainsi va la vie...

Ils parlèrent longtemps devant l'âtre et la nuit les surprit tous les quatre au château de Montigny, faisant des projets d'avenir, supputant leurs chances qui paraissaient certaines aux yeux de Florimond de retourner en France. Tandis que Cantor continuait à se montrer plus méfiant. Même ici à Québec on ne pouvait savoir comment cela tournerait pour eux, disait-il.

– Mon père, je vous en supplie, brûlez ces feuillets. J'en vois le danger. Les esprits les meilleurs ne sont pas si libres qu'ils se l'imaginent. Seul le feu efface et purifie.

Joffrey de Peyrac commença de jeter une à une les pièces du procès dans les flammes. Le parchemin épais craquait et se consumait avec peine. Angélique éprouvait le même soulagement que son fils à voir chaque page disparaître, en se tordant douloureusement tout en exhalant une fumée bleue.