Certes, le monde changeait, les esprits éclairés essayaient de rationaliser les mystères, de se désolidariser de l'invisible, et, en passant avec Dieu et ses saints de solides traités de mutuelle assistance, d'échapper aux vieilles peurs ancestrales causées par le démon.
L'accusation de sorcellerie continuerait longtemps, et sans doute avec raison, à être la plus redoutable. Fugace et démente, elle réveillait « ce mal qui répand la terreur... », la peur du diable, le tout-puissant dieu du malheur.
Devant les minutes du procès aucun d'eux ne se leurrait.
Monseigneur de Laval s'était montré sage en refusant même de savoir de quoi il s'agissait. Ayant lu, n'aurait-il pas été ébranlé ? Aurait-il pu endosser la responsabilité de ne tenir aucun compte d'un document aussi accablant ?
Cela lui aurait été d'autant plus difficile que dans les jours suivants, alors que des vents mous parcouraient les rues à vous étourdir et à vous déprimer, que d'énormes stalactites de glace tombaient des toits en se brisant comme verre et en assommant les passants que la neige en s'amenuisant paraissait ronger la terre n'en laissant que les os, la pénible affaire Varange de conjuration diabolique, qui troublait les esprits et la concience de la ville, arrivait à maturité.
Garreau d'Entremont avait réussi à appréhender le soldat La Tour qu'un Indien du campement où il s'était réfugié vint dénoncer pour un quart d'eau-de-vie à la Prévoté. Le soldat, déclaré coupable de pratiques sacrilèges, fut soumis à la question.
Encore une fois, on ne trouvait pas de bourreau.
– J'irai, moi, dit Gonfarel en retroussant ses manches. Pour ce beau sire, Je reprends volontiers du service.
– Et moi, je te servirai d'assistant, lui dit Paul-le-Follet, le commis de Basile.
Sur le chevalet, le militaire commença par crier que c'était elle, elle, ELLE, qui l'avait dénoncé et qu'il avait prévenu Banistère qu'il fallait se méfier.
On le ramena aux premiers jours d'octobre, et à ce qu'il avait fait sur un crucifix dans la maison du sieur Varange.
Il cria qu'il n'avait tué personne, et qu'on n'avait pas le droit de l'inculper. En cela, il prouvait qu'il était un malin qui connaissait les lois nouvelles contre l'Inquisition.
Le Lieutenant de Police tint bon. Les pieds broyés par les brodequins et plusieurs pintes d'eau dans le ventre, La Tour commença de fléchir. Il reconnut avoir été présent dans la maison du Sieur de Varange. Lui n'avait rien fait. Tout avait été perpétré par le comte de Varange sur les conseils du Bougre Rouge.
Question : Alors pourquoi l'avait-on payé ?
Réponse : Pour préparer le crucifix
Question :Reconnaissait-il avoir assisté à la cérémonie satanique.
Réponse : Oui.
Question : Qu'avait-il vu ? Entendu ?
Réponse : ... !
Il fut long à se mettre en condition, il ne savait pas de qui il avait le plus peur, de la vengeance des démons ou de la punition des justiciers. Enfin, sous la torture, il avoua tout : les récitations et appels incantatoires adressés par le comte de Varange aux puissances infernales, les enfants profanés, le chien écorché vif et dont le sang avait ruisselé sur le crucifix, le miroir noir où était apparu le visage d'une femme ensanglantée.
Question : Qu'avait-il vu encore dans le miroir magique ?
Réponse : Des navires.
Question : De quel pavillon ?
Réponse : Il ne savait pas.
Question : Qu'avait dit l'apparition ?
Réponse : Elle avait prononcé un nom.
Question : Quel nom ?
Réponse : Il ne savait pas...
On donna un tour aux brodequins.
Il hurla. Il finit par dire le nom et nomma aussi un autre personnage de la ville qui avait assisté au sabbat. Mais ces noms ne furent point divulgués hors des murs de la prison. La curiosité publique ne pouvait parvenir à tout savoir et les bruits les plus fantaisistes et les plus terrifiants couraient. On guettait, sans avoir la hardiesse de l'aborder, M. d'Entremont qui allait d'un air sombre et rogue de la Prévôté au château Saint-Louis, puis de là au Séminaire et revenait. D'aucuns essayaient d'alléger le malaise de conscience général en disant que le Lieutenant de Police n'avait pas l'air plus sombre ni moins rogue que de coutume et qu'il n'y avait rien de sérieux dans ces ragots et pas de quoi mettre en branle la justice. D'autres, au contraire terrifiés, soudoyaient les « fabriciens » marguillier et bedeau pour obtenir un peu d'encens d'église à brûler dans leur maison.
En bref, on finit par arracher au soldat toutes sortes d'aveux que le pauvre Le Brasseur, promu greffier en lieu et place de Carbonnel, consigna, la sueur au front, d'une plume tremblante d'horreur.
Garreau d'Entremont soutira du prévenu tout ce qu'il put.
Question : Savait-il où était parti le comte de Varange ?
Réponse : Il ne savait pas.
Question : Savait-il ce qu'ils avaient fait du crucifix ?
Réponse : Il ne savait pas.
Question : Et de la pierre noire ?
Réponse : Ils l'avaient enterrée dans la cave.
On mit au jour un morceau d'anthracite, brillant et poli, que personne n'osa approcher. Les terrassiers qui avaient creusé le trou s'enfuirent comme les Philistins de la Bible, quand ayant trouvé dans un champ l'Arche d'Alliance abandonnée par les Hébreux, ils virent tomber raides morts les premiers qui y portèrent la main. Didace Morillot, l'exorciste, fut appelé pour trancher le sort de l'objet. On ne l'enviait pas. Tant pis pour lui. C'était sa fonction. Il vint avec son livre le Pontifical, le rituel des exorcismes. On ne sut ce qu'il officia ni quelles prières il récita. Ce devait être un bon exorciste car, par la suite, il ne s'en porta pas plus mal.
Le crucifix fut retrouvé sous un tas de fumier dans la cour d'une habitation de la banlieue. L'engagé qui le découvrit se crut maudit. Tandis que le maître courait à Québec prévenir les ecclésiastiques, il ramassa ses hardes et s'enfuit aux bois.
Cette fois l'Évêque vint lui-même, assisté de deux prêtres et d'un thuriféraire, recueillir la pauvre relique.
« ... De cette affaire, l'Évêque a cru mourir de douleur », écrivit Mlle d'Hourredanne. « On le voit sécher sur place... »
Ramené en procession, le crucifix fut réclamé pour l'amende honorable par les saintes filles des deux communautés religieuses de la ville : les ursulines et les sœurs de l'Hôtel-Dieu.
– Confiez-nous notre cher Seigneur, suppliaient-elles. Nous saurons lui faire oublier par nos prières et nos larmes les outrages des impies.
Ce fut l'Hôtel-Dieu qui l'emporta. Entouré des plus beaux bouquets de fleurs de papier que purent composer les artistes nonnes, les prières d'expiation allaient désormais monter chaque jour dans les siècles vers l'image du divin condamné accompagnées des essences parfumées de rose, de myrrhe et de jasmin.
Le soldat fut pendu au gibet du Mont-Carmel. Son corps fut exposé aux corbeaux.
Personne ne voulait plus entendre parler de cette histoire. On laissait aux Parisiens de Paris, à la Cour et aux courtisans, leurs empoisonneurs et leurs magiciens. La vie était trop dure au Canada pour se distraire à ces jeux effrayants.
*****
Dans l'âtre du manoir de Montigny les parchemins relatant le vieux procès de sorcellerie, de quelque quinze ans plus tôt, s'étaient racornis comme feuilles mortes et Pacifique Jusserant, le messager du Saint-Laurent, le dévoué serviteur du Père d'Orgeval, allait être encore un mort oublié.