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Guillemette de Monsarrat-Béhars affronterait seule la mère du « donné » ; seules les mères n'oublient pas. À elles deux, elles allaient peut-être entamer une longue histoire de vengeance dans l'île où les sorts et les neuvaines, les poisons et les malédictions se feraient surenchère, et qui étaient destinés à se continuer au-delà de la mort et des générations. Ou alors, l'esprit dépoussiéré par ces vents d'ailleurs qui vous décapent l'âme et la peau aux confins du Nouveau Monde, sauraient-elles, après avoir beaucoup crié et maudit, se rejoindre et s'apaiser.

La sorcière, qui connaissait tous les baumes pour soulager toutes les douleurs, recommanderait la première à l'autre, la dévote :

– Fais dire des messes... Fais dire des messes pour ton fieu... Mais ne continue pas le mal, si tu veux sauver son âme... Fais-moi confiance ! Prie ! Je te dirai moi quand il sera en paradis.

*****

En tout état de cause, c'était une affaire entre isliens et isliennes de l'île d'Orléans et qui ne regardait pas ceux du « continent ».

Angélique fut la seule à connaître le nom que la femme défigurée, apparue dans le miroir noir, prononça. M. Garreau d'Entremont le lui confia sous le sceau du secret, un soir que sortant de sa dévotion à saint Michel Archange, il la rencontra sur le parvis de la cathédrale. Le soldat « questionné », n'en étant plus à vouloir s'en tirer avec des mensonges, n'avait rien celé de ce qu'il avait pu voir et entendre au cours de la cérémonie démoniaque.

D'un ton d'indicible haine et de rage, la femme blessée, mourante, n'avait prononcé qu'un seul nom : Peyrac.

Ainsi, pensa Angélique, la nuque hérissée d'un frisson, Satan avait fait apparaître le visage de la démone vaincue, déchirée et sanglante, à l'homme débauché qui avait été son amant à Paris et qui l'attendait, tremblant de la fièvre qu'elle avait allumée dans son sang.

Le reste se devinait aisément.

Le comte de Varange, sans prévenir personne, s'embarqua vers le nord.

Vieux Faust amoureux, éperdu de vengeance, nautonier tragique, il s'enfonçait dans les brumes du Saint-Laurent. Il était allé au-devant de la flotte de ce Peyrac maudit et avait disparu.

M. d'Entremont continuait à marmonner confidentiellement. Il disait qu'il avait été aidé dans ses conclusions personnelles par une découverte curieuse qu'il avait faite en perquisitionnant au domicile du vieux comte dans la maison de la Grande Allée. Sur des feuillets, il avait relevé des essais de l'écriture et de la signature de M. le gouverneur Frontenac. Comme si le comte de Varange s'était exercé à rédiger un pli pouvant passer pour avoir été écrit de la main du Gouverneur lui-même.

Dans des brouillons de lettre insuffisamment brûlés, le Lieutenant de Police avait pu déchiffrer quelques phrases et comprendre que le prétendu message était destiné au comte de Peyrac.

On avait également trouvé les débris d'un sceau imitant celui du Gouverneur, ce qui était très grave car cela amenait à soupçonner que le scripteur du faux avait réussi à se procurer l'empreinte à la cire du sceau en question, bien gardé cependant.

Le Lieutenant de Police en avait déduit que M. de Varange, par la présentation d'une lettre qu'il ferait croire émanant de Frontenac, avait l'intention d'attirer M. de Peyrac dans un guet-apens. Mais, apparemment, c'était lui qui était tombé dans un piège.

Les petits yeux de sanglier fixaient Angélique tout droit dans les siens.

– Car, dit-il encore, ils ont été aperçus lui et son domestique à Tadoussac avant l'arrivée de vos navires et les gens ont témoigné que Varange est monté à bord d'une petite barque avec son seul valet comme pilote, ayant dit son intention de continuer à descendre le fleuve. Mais on ne les a plus jamais revus depuis.

– Je sais ce qui leur est arrivé, dit subitement Angélique.

Elle leva les yeux vers le ciel nocturne.

– Ils ont été enlevés par les canots de la « chasse-galerie ». Souvenez-vous ? On a signalé son passage au-dessus de Québec dans le même temps.

Elle fixait la nuit. Cette nuit d'où parfois surgissaient des lumières mystérieuses, telle une armada étincelante : les canots en feu de la « chasse-galerie ».

Emportaient-ils à leur bord, dans leur course enflammée, le magicien et le coureur de bois, le jésuite martyr et le sorcier, le soldat et le marchand, l'Indien et le laboureur, les saints et les maudits ? Elle les imagina. Tous ces vagabonds fous, lancés en comètes fulgurantes à travers le ciel du Nouveau Monde sous la bannière du Roi de France...

Garreau d'Entremont ouvrit la bouche. Puis, la voyant le nez en l'air avec une expression de ravissement inspiré, il hocha la tête ainsi qu'un grand-père ronchon devant une fillette désarmante et prit le parti de se taire.

*****

Mais Angélique rêva du Roi. Elle le voyait, assis derrière son majestueux bureau, dans son cabinet de travail de Versailles, sur fond de tentures bleues frappées de fleurs de lys d'or.

Il avait l'air abattu. Elle lui disait :

« Pourquoi nous as-tu repoussés ? Pourquoi as-tu voulu notre destruction ? Nous t'aurions défendu de ces rapaces dont tu es entouré... »

Ce qui l'étonnait le plus en s'éveillant, ce n'était pas d'avoir vu au Roi cette expression vaincue, mais de l'avoir tutoyé dans son sommeil. C'était inconcevable et elle en fut choquée comme d'une malséance. Sa tendresse féminine, compatissante à l'homme, fût-il un Roi, quand il est menacé, lui avait tendu un piège. Elle savait bien que même dans la solitude de son cabinet de travail ou dans l'ombre du confessionnal, le roi Louis XIV n'avait jamais l'air abattu ou triste. C'était un acteur qui ne déposait jamais le masque.

Angélique avait toujours senti en lui une force inébranlable. Les grandeurs de Versailles lui avaient enseigné qu'un Roi ne peut se permettre d'être faible et tendre, et même qu'il ne peut y avoir de roi juste.

Elle se dit qu'il serait bon de s'en souvenir pour ne pas trop s'illusionner, ni espérer de réponse d'indulgence quand viendrait le printemps. C'était une situation qui s'établissait peu à peu dans les esprits qu'au printemps, avec les premiers navires, leur sort à elle et à Joffrey de Peyrac serait scellé et par le pardon du Roi. Or, rien n'était moins sûr.

Appuyée à ses oreillers, Angélique repensait au maître de Versailles, à l'homme qu'elle avait connu, deviné, atteint, derrière la majesté du prince. On pouvait tout attendre de lui, mais aussi ce qui était le plus dans sa matière, les dérobades et les faux-fuyants, mélange de promesses, d'assurances bénignes et de menaces voilées, qui mettraient tout le monde dans une position fausse et instable.

Ainsi régnait-il. Car sa plus grande passion était de régner.

– Mais, je te tiendrai tête, Sire, fit-elle, à mi-voix et cette fois en toute conscience, comme une femme qui a décidé qu'elle avait le droit de disposer d'elle et qui s'adresse à l'homme qui a voulu la briser.

« S'il n'avait été roi, l'aurais-je aimé ? » se demanda-t-elle encore.

Puis l'échéance lui parut lointaine. Elle se rendormit un sourire aux lèvres. Autour d'eux le Saint-Laurent, gelé, traçait, gigantesque et infranchissable, ce cercle de craie des vieilles légendes nordiques que nul ennemi ne peut franchir.

Onzième partie

Le supplice de l'Iroquois

Chapitre 73

Piksarett avait disparu, on sut qu'il avait attendu que le fleuve fût plus navigable pour quitter l'île et aborder la côte sud vers Lauzon.