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Angélique s'attendait à le voir reparaître. Un matin, une vieille Abénakise fort pieuse, que le Grand Baptisé honorait de sa considération, aborda la comtesse de Peyrac au sortir de la messe.

Son visage couleur de buis dans l'encadrement de ses deux nattes d'un blanc de neige avait toujours une expression sereine. Elle se drapait avec d'amples et harmonieux mouvements dans sa couverture de traite rouge à bande noire, par-dessus sa robe et ses bottes de peaux chamoisées. Elle avertit Angélique qu'en revenant de sa consultation chez le « jongleur » de Lorette, Piksarett était venu la visiter dans son tipi, toujours dressé depuis de longues années dans le verger des ursulines. Un malheur s'avançait et il lui fallait l'attendre afin d'en protéger ses amis. Mais, ensuite, il lui faudrait partir. Il aurait dû même partir aussitôt mais le « jongleur » avait atermoyé avec la nécessité où se trouvait le grand Narrangasett d'opposer sa force bénéfique au malheur qui s'approchait.

– Partir ? répéta Angélique. Que veux-tu dire ?

– Ne l'attend pas. Il ne reviendra plus.

Et comme Angélique restait sans voix ne pouvant admettre comme inéluctable cette brusque disparition, l'Indienne lui dit que Piksarett avait obéi à deux impulsions auxquelles l'avaient entraîné les révélations du « jongleur » qui lisait l'avenir proche et lointain et était très versé dans l'interprétation du rayonnement de l'esprit vital.

Piksarett n'avait plus rien à faire à Québec. La dernière épreuve traversée, celle qu'il protégeait, Angélique, n'avait plus qu'à s'avancer sur la route ininterrompue du triomphe. Les ennemis tombaient comme l'herbe fauchée devant elle ; il était préférable même qu'il s'éloignât, laissant les Blancs, les abandonnant loin de son œil trop perspicace qui pourrait leur peser ou les troubler, car ils avaient une façon bien à eux de se tresser les couronnes de la victoire et il préférait les laisser à leurs manigances. Elle surtout, sa captive, et mieux valait qu'il fût au loin. Ainsi, lorsqu'on veut éviter de porter sur ses amis des jugements auxquels la vue ou la connaissance d'un fait vous contraint, l'absence est-elle préférable, comme si l'on détournait pudiquement les yeux. Sa captive avait ses génies particuliers et il trouvait plus sage de la laisser s'en accommoder sans la troubler ou la distraire par sa présence. Car, si le « jongleur » avait dit qu'il y aurait triomphe, il n'avait pas dit que ce serait sans mal. Mais elle triompherait. Et Piksarett s'éloignait.

– Maintenant, avait-il encore ajouté, je dois aller secourir la Robe Noire, Hatskon. Outsi, notre père, est en grand danger.

– Est-il blessé, malade, prisonnier des Iroquois ? avait demandé la vieille Indienne.

– Non, pis ! Il est en train de perdre son âme !

Piksarett lança son canot au gré des rivières ayant repris leur cours et dont les bruits grondants emplissaient la forêt, il s'était retrouvé moins d'une semaine plus tard aux abords du lac du Saint-Sacrement. Les arbres étaient plus hauts. La forêt commençait d'avoir son tendre feuillage. En suivant les crêtes des monts, on trouvait des sentiers à fleur de roc où l'on pouvait marcher avec la rapidité du sauvage lorsqu'il n'a plus sous son mocassin ou son pied nu que le sol de sa terre. Il n'avait cessé de descendre vers le sud-ouest.

Un soir, au détour d'un chemin sous les arbres, il tomba sur un éclaireur d'un parti de guerre iroquois nommé Sakahese. C'était à celui qui lèverait le premier son tomahawk.

En retrouvant le corps de Sakahese, le crâne brisé et proprement scalpé, Outtaké, le chef des Cinq-Nations qui menait ce parti de Mohaweks, sut que le grand Narrangasett était dans les parages. Car Sakahese était aussi le plus rapide de ses guerriers à lever son tomahawk et pour avoir été pris de vitesse ce ne pouvait être que par le Grand Baptisé, car il n'y avait que Piksarett, chef des Patsuikett, qui fût plus rapide que Sakahese.

La nuit, Piksarett entra dans leur camp, tua deux guerriers et enleva leurs chevelures. Il recommença cinq nuits de suite. Le jour, ils ne le trouvaient pas, il était dans les arbres. Il brouillait ses pistes car il marchait à reculons.

Le cinquième jour, Outtaké, fou de rage, fit envoyer un message aux différents partis des Cinq-Nations qui avec lui avaient quitté la ville des Iroquois et progressaient vers le nord. Il fit passer une consigne :

« Sus à Québec ! »

Chapitre 74

De son expédition sur les glaces Paul-le-Follet avait ramené une bronchite qui mit ses jours en danger. Angélique alla le voir à l'Hôtel-Dieu et trouva à son chevet Basile.

Ils sortirent ensemble et Angélique parla de l'amitié qui unissait le grave marchand avec ce joyeux drille.

– C'est à cause du renfermement des pauvres, dit Basile.

– Je vous croyais le fils d'un magistrat au Parlement, s'étonna Angélique.

– Si fait. Et je me destinais étudiant à suivre ses traces quand survint le renfermement des pauvres.

Il raconta comment, au sortir de la Fronde, Paris était la ville des crimes, de la mendicité et de la truanderie.

Le Grand Coësre, le Roi de Thunes, prince des bandits y régnait aussi sûrement et plus sûrement que le jeune roi de France Louis XIV avec ses Égyptiens, ses cagoux, ses mercadiers, ses mercantisses polissons et autres coupe-bourses.

Pour assainir la capitale de ses miséreux qui représentaient le cinquième de sa population, il n'y avait d'autre solution que de les ramasser tous et de les enfermer hors de la vue des honnêtes gens.

Les hauts murs des cinq établissements de l'hôpital général avaient été dressés pour cela.

La Salpêtrière pour les femmes, Bicêtre pour les hommes et les jeunes garçons dangereux. La maison de Scipion pour les femmes grosses. À la Pitié, les jeunes filles de sept à seize ans et les vieilles que l'on occupait à filer. À la Savonnerie, les petits garçons à qui l'on apprenait à fabriquer des tapis de Turquie et de Perse. Les escouades de militaires appelés « archers des pauvres » furent créées. De jour et de nuit, ils parcouraient la ville ramassant tout ce qu'ils trouvaient, coursant les récalcitrants et certains de ces gens d'armes étaient fort habiles à lancer un lourd filet pour ramener d'un seul coup une bonne pêche de mendiants et d'orphelins à charger dans leurs charrettes.

Un soir que l'étudiant Basile revenait de la Sorbonne, il prit fait et cause pour un pauvre hère qu'on poursuivait.

Il se retrouva avec son protégé, enchaîné à un anneau scellé, dans les caves de Bicêtre réservées aux fous. On l'avait mis là pour le calmer car, très vigoureux, il avait assommé un archer et blessé un autre.

Son compagnon, surnommé Popaul-le-fou, avait dans ces cachots sa place désignée. Basile conversa avec lui, le trouva fort intelligent, apte à apprendre le calcul, la lecture.

Pendant ce temps M. le magistrat cherchait son fils.

Il finit par le trouver et par le faire sortir d'une enceinte qu'on franchissait rarement dans ce sens-là. Mais de son séjour en enfer Basile avait gardé une solide haine des murs et de tout horizon borné.

Il ne pouvait supporter de laisser derrière lui ce jeune homme, enfermé comme une bête innocente, et qui n'avait d'autre perspective que de dépérir ou de devenir enragé. Il obtint l'élargissement de son pauvre et avec lui sauta sur le premier navire en partance pour le Canada. Son père, avec lequel il n'avait cessé d'avoir d'excellentes relations d'affaires, lui avait trouvé un poste dans la Compagnie des cent associés, dont il était actionnaire et au cours des ans, il était devenu M. Basile de Québec avec son commis, frère de geôle, sauvé du renfermement ou de la corde, Paul-le-Follet.

– J'ai toutes sortes d'ennuis avec lui. Il vole les autres, il s'attire des remontrances du clergé... mais il est libre et il m'est précieux. Il range la maison dont il connaît chaque objet, veille sur mes filles comme un frère et sait l'avoir et les comptes de chacun dans toute la ville.