– J'aime votre histoire, dit Angélique.
– Ne vous y trompez pas ! Je suis un marchand retors.
Chapitre 75
Le printemps viendrait-il jamais ?
« Le printemps, disait la Polak, on ne le voit pas. Tout de suite, c'est l'été. Le printemps ? Il passe comme un sylphe. Il faut être attentif pour le saisir. Mais alors, de quoi se saouler. »
Froid, gel, tombée de neige, jamais, jamais, la terre ne pourrait refleurir.
C'était un rêve trop lointain et on préférait l'oublier pour ne pas souffrir d'espérances vaines et gaspiller ses forces et ses réserves.
Jamais, au grand jamais, on ne pourrait s'imaginer qu'un jour viendrait où le médecin Ragueneau, suivi de sa couvée de dix enfants, s'en irait porter à l'Hôtel-Dieu son impôt annuel d'un bouquet de fleurs naturelles, cueillies dans son jardin.
Pourtant le fleuve se libérait. De grandes surfaces dénudées recommençaient à réfléchir la lumière et les nuages se miraient avec volupté dans le reflet de l'eau reparue.
Les Indiens dans les bois levaient des écorces d'ormes et de bouleaux et sur les grèves d'où la neige s'était la première évaporée, les cousaient et les appliquaient, colmatées de résine, sur les carcasses en baguettes souples de leurs petits canoës. Bientôt toute une flottille serait prête à s'égailler vers le sud, vers le nord, vers le sud-ouest, les grands lacs, vers le sud-est, l'Acadie, la Baie Française.
Du chantier naval et des bassins de radoub près de la Saint-Charles montaient les bruits de marteaux, des odeurs de poix fondue. On réparait les coques des embarcations qui avaient souffert des glaces, pourries ou fendues par leur longue attente, prisonnières.
Sous le Cap Rouge, un matin de brume épaisse, humide et glaciale, une ombre bougea sur le pont démâté du Saint-Jean-Baptiste échoué. Flairant les odeurs de forêt, de gibier, un ours maigre pointait son museau vers les hauteurs invisibles des falaises. Mister Willoagby, intrigué, prenait le vent.
Les navires, retirés dans les criques et les anses, recommençaient à se balancer et à tirer sur leurs ancres.
Souvent le brouillard montait, animé par la suite de traînées de neige pluvieuse qui tombaient drues et serrées. Les jours de bise sèche et claire, les glaçons arrachés des toits tombaient et se brisaient comme verre. Il fallait prendre garde, un homme fut tué. Une masse de neige et de glace coula subitement d'un toit et l'assomma.
Noël Tardieu de La Vaudière, reprenant vigueur, promulgua des ordonnances. Chaque citoyen devait s'occuper de débarrasser son toit et de le faire couler, en prenant les précautions d'avertissement d'usage. Dans les endroits menacés, il fallait poser des planches afin d'obliger les passants à marcher au milieu de la rue.
Le fleuve avait recommencé son lent va-et-vient des marées. Les derniers glaçons étaient comme de grandes îles de verrerie, rôdant à travers la vaste étoile d'eau à nouveau rayonnante sous Québec, derniers survivants d'un troupeau qui ne se décidaient pas à quitter les lieux où ils avaient régné en maîtres. Ils s'en allaient vers le nord rejoindre la masse des glaces de l'estuaire encombré, ou disparaissaient, fondus avant de l'atteindre.
Les premiers jours de mai, les jeunes enfants du Séminaire, tout de noir vêtus, mais excités comme des oiseaux dont on ouvre la cage et parmi eux Marcellin, Neals Abbal, une trentaine environ, accompagnés du jeune Emmanuel et de deux ecclésiastiques, s'en allèrent à Saint-Joachim sous le Cap Tourmente pour y attendre le retour des oies sauvages, annonciatrices du printemps.
La neige couvrait encore une grande partie des hauteurs de la côte de Beaupré. Le temps des semailles serait reculé par cet hiver rigoureux. Mais la grande ferme et la petite ferme, propriété de Monseigneur de Laval et les bâtiments qui abritaient l'école des Arts et Métiers de Saint-Joachim, se trouvaient dans la longue plaine de battures et de prairies au pied des falaises et les enfants allaient pouvoir y commencer les travaux de l'été qui les changeraient des heures d'études et de messes entre les murs du Séminaire.
Ils redresseraient les barrières, nettoieraient les champs, s'occuperaient du bétail. Avec leurs aînés des ateliers d'art, ils apprendraient à menuiser, à sculpter, à peindre, à ferronner, travaux d'artistes et d'artisans qui pour ceux qui n'avaient pas de goût pour l'étude et la prêtrise les doteraient d'un métier citadin et les retiendraient de partir aux bois.
Les mois d'été se passeraient ainsi pour eux entrecoupés de longues promenades dans les forêts des monts dominants, de parties de pêche le long de la rivière Sainte-Anne.
Dans la ville, la neige en se retirant abandonnait au sol, comme l'écume d'un naufrage, haillons, vêtements, de nombreux bonnets, mouchoirs, des bottes, des souliers, des missels, des parapluies, des outils, des objets de toutes sortes égarés, oubliés, arrachés, que des rafales de neige avaient ensevelis sous diverses couches et qui se retrouvaient là, échoués sur la grève de la terre reparue...
Des corps aussi...
On retrouva Jehanne d'Allemagne. Et l'on ramena à Québec le corps de Martin d'Argenteuil que la rivière Montmorency libéra de sa prison de glace et traîna jusqu'aux battures à proximité du Saint-Laurent. Sa mort avait été acceptée sans émoi. Un accident. Mais l'on s'interrogea sur la flèche indienne plantée dans son dos. Devant le corps de Martin d'Argenteuil, Vivonne impressionné, car il avait gardé longtemps ce garçon avec lui, se rappela quelque chose que lui avait raconté Athénaïs et qu'il avait jugé exagéré à l'époque. Sa sœur assurait qu'Angélique avait fait assassiner son maître d'hôtel Duchesne. Son entourage voulait qu'on menât une enquête. Que signifiait cette flèche ? Un assassinat par un Indien ? N'était-on pas environné de tribus alliées ? Aurait-il pu s'agir d'Iroquois ? Où ? Quand ? Personne ne voulait se charger d'arracher cette flèche du corps qu'il fallait enterrer rapidement. Ceux qui pouvaient reconnaître les pennes de la flèche et l'attribuer à un Abénakis se turent. Les mains gantées de rouge qui pendaient, raides et boueuses, avaient déplu. On se souvenait que le maître paumier avait été soupçonné d'avoir étranglé une fille.
Et comme tout le monde parlait de cette flèche la confusion se fit dans les esprits car dans le même temps des Abénakis de la mission Saint-François amenèrent un prisonnier de la nation iroquoise des Ouneïouts qu'ils avaient capturé aux abords du poste de traite sur la rivière du même nom.
Les Abénakis parlaient d'une grande concentration d'Iroquois, se rassemblant aux sources de la Chaudière et de la rivière des Etchemins. Les uns disaient cinq cents, d'autres mille, d'autres deux mille... Le captif iroquois fut amené devant le Gouverneur qui n'en put tirer un mot. Ensuite, il le remit aux Hurons qui le réclamaient pour le faire périr selon leurs coutumes. Iroquois et Hurons, peuples frères devenus ennemis, plaçaient la torture au sommet des exigences qu'ils avaient à remplir dans leurs existences pour prouver la supériorité de leur race. Mourir dans les tourments les plus atroces par les mains de l'ennemi le plus haï et le plus courageux était le rêve de tout guerrier.
Pour les Iroquois et les Hurons c'était un devoir auquel ni les uns ni les autres n'avaient le droit de se dérober et auquel ils se préparaient dès l'enfance. Pour les Hurons, qui depuis un demi-siècle avaient été massacrés en masse et décimés par les féroces Iroquois, terme qui signifiait dans leur langue : vipère lubrique, et qui avait été adopté par les Français à force de l'entendre employer : préparer la mort de l'Iroquois sur son bûcher leur revenait de droit.