Et le prisonnier commença aussitôt à leur dire que ce qu'il trouvait de plus affreux dans cette mort qu'ils lui préparaient c'était que lui, un grand guerrier honorable, il devait mourir de la main de ces chiens galeux, les Hurons, si pantelants et minables qu'ils devaient se réfugier à l'ombre des Français pour survivre.
Le ton était donné. La surenchère allait s'élever entre les bourreaux exaspérés et les sarcasmes de leur victime les accusant de lâcheté, de pusillanimité et d'ignorance à savoir bien tourmenter.
Les Abenakis, qui l'avaient amené, se désintéressèrent de son sort. Les capitaines voulaient s'entretenir avec le Gouverneur et son conseil et savoir si Onontio était prêt à entrer en campagne. Alors les tribus alliées se joindraient à lui. Les Iroquois, qu'ils avaient vus rôder, n'avaient pas encore effectué de raid sur les villages indiens et les missions de jésuites, mais ils rôdaient. On ne savait quelles étaient leurs intentions. La forêt grouillait de leurs bandes de guerre. Ils semblaient se diriger vers Québec, puisqu'on en avait surpris transportant leurs canots dans les portages menant à la rivière de la Chaudière.
Les Hurons, après avoir offert un festin au prisonnier, l'emmenèrent vers le lieu du supplice en chantant les vertus des braves et en lui disant :
– Mon frère, prends courage...
Un peu à l'écart des dernières maisons de la Basse-Ville, par un chemin qui prolongeait la rue de l'Habitation, ils l'amenèrent jusqu'à une grève au bord du fleuve où était planté un poteau. Ils le lièrent, animés d'une joie cannibale, et allumèrent le feu pour y rougir les instruments du supplice. Pour les Hurons et les Iroquois, la torture, défi de l'être incarné à la servitude de la chair qui l'emprisonne, était un acte noble lorsque la victime était noble et digne d'assumer le défi. Aux raffinements les plus cruels, la victime opposait un sang-froid inaltérable, ne devant jamais donner un signe de douleur.
*****
Angélique vit s'abattre chez elle Bérengère-Aimée folle, échevelée, et qui paraissait sur le point de sombrer dans une crise nerveuse.
– Angélique ! Venez ! C'est affreux ! Je ne peux plus supporter cette horreur !
Sa demeure en la Basse-Ville se trouvant non loin de l'endroit choisi par les Hurons pour supplicier l'Iroquois, il lui avait fallu, déjà, une nuit et un jour entiers supporter cette odeur de chair grillée, mais plus encore entendre leurs chants sinistres et les cris de fureur des bourreaux lorsque cet enragé d'Iroquois, au lieu de gémir et d'implorer la pitié, répondait par des insultes, chantant ses propres exploits, énumérant les parents et les amis des Hurons qu'il avait tués, détaillant les supplices qu'il leur avait fait subir, ce qui redoublait la rage des autres. Maintenant, il s'était tu, mais il vivait toujours et on entamait une deuxième nuit de sabbat. De temps à autre, le Révérend Père Jorras, jésuite, était descendu afin d'examiner et voir s'il ne donnait pas des signes qu'il avait été touché par la grâce et désirait se convertir.
Les communautés religieuses s'étaient mises en prières afin que ce signe se manifeste avant son dernier soupir. Par le baptême du sang, l'Iroquois irait au ciel, mais l'on souhaitait que ce signe fût donné qui prouverait qu'il y était allé de son plein gré.
Bérengère avait abordé le Père Jorras en lui demandant d'intervenir afin qu'on hâtât la mort du malheureux. Mais le religieux avait secoué la tête. On ne pouvait s'opposer à la coutume des Hurons et l'Iroquois lui-même eût été indigné qu'on lui volât sa mort.
– Les hommes n'ont pas d'entrailles, dit Bérengère. Monsieur de Frontenac m'a opposé la même raison. Il est exaspéré, dit-il, car l'odeur monte jusqu'à lui et il déplore qu'ils se soient installés dans notre voisinage, mais il lui est difficile d'intervenir. Quant à votre mari, il me rétorque, et sans doute a-t-il raison, qu'il ne peut se mêler des affaires des Français et de leur entente avec leurs alliés sauvages.
– Pourquoi êtes-vous venue à moi ?
– Parce que vous êtes une femme et que l'on dit que vous savez parler aux Indiens.
Angélique réfléchit. Elle partageait les sentiments de Bérengère, mais l'intervention que demandait celle-ci, bouleversée dans sa sensibilité d'Européenne et non encore accoutumée à cette rude et terrible existence du Canada, forgée de feu et de sang, était difficile.
Si Piksarett avait été là, elle l'aurait prié d'aller, d'un coup de tomahawk, briser le crâne du supplicié, et les Hurons n'auraient rien osé dire car ils le redoutaient.
– Ce sont d'horribles sauvages, répétait Bérengère-Aimée en claquant des dents. Ah ! Pourquoi suis-je venue en Amérique. Ma mère me l'avait dit : Ne pars pas.
Elles montèrent dans le carrosse de M. de La Vaudière et redescendirent dans la Basse-Ville. À l'extrémité de la rue de l'Habitation qui finissait par un terrain herbeux, les flammes du foyer qui éclairaient le supplicié perçaient la nuit. Elles firent avancer le carrosse jusqu'au bout du chemin et mirent pied à terre.
Les laquais et le cocher qui étaient venus de France avec le jeune ménage Tardieu de La Vaudière et dont c'était le premier séjour en Canada, se montraient peu empressés de suivre ces dames, trop hardies à leur gré.
Le petit laquais seul les suivit de quelques pas puis s'arrêta.
Ils avaient peur de ces diables rouges, aux danses bizarres, aux chants lugubres qui se balançaient là-bas en tapant du tambour, dans les transes d'un plaisir de vengeance et de cruauté qui ne parvenait pas à atteindre son paroxysme.
En retrouvant ce spectacle et ces exhalaisons de chair brûlée, le courage de la pauvre Bérengère céda. Elle s'arrêta et se détournant se mit à vomir. Angélique dut continuer à s'avancer seule.
En approchant, elle essayait de ne pas regarder du côté du poteau de torture où pendait un être scalpé, tailladé, brûlé, découpé en lanières. De son flanc ouvert coulait du sang noir.
« On lui avait mangé quelque chose à l'intérieur », avaient commenté les badauds de la place du Cul-de-Sac.
Il semblait impossible que le martyr respirât encore et cependant cela était. L'habileté de la nation huronne-iroquoise à maintenir ses victimes le plus longtemps en vie était le fruit d'une longue science.
Ainsi étaient morts les jésuites missionnaires Brébeuf et Lallemant, et d'autres encore.
Aux pieds de l'Iroquois, un foyer entretenu par les jeunes gens rougeoyait de toutes ses braises incandescentes. L'un après l'autre les guerriers venaient y plonger à rougir, qui une hache, qui une alêne, afin de chercher, chacun à leur tour, ce qu'ils pouvaient encore lui faire.
Angélique s'arrêta à quelques pas de leur capitaine Odessonk, qu'elle connaissait.
Attiré par son regard, il l'aperçut et vint à elle d'un air hautain comme chez certains Indiens. Son visage imberbe, aux traits non accusés, aurait pu faire penser à celui d'une femme un peu grasse prenant de l'âge, sans le panache dressé, farouche, sur son crâne rasé et l'expression dure et sombre de ses yeux. C'était un guerrier de grande taille, vigoureux, aux muscles saillants.
Elle lui parla à mi-voix, sans passion.
– Ô Odessonk ! Pardonne à ma faiblesse de femme. Je viens te demander d'adoucir ton cœur indomptable par pitié pour la souffrance du mien... Termine le supplice de l'Iroquois... Achève-le ! N'as-tu pas contenté ton désir de vengeance ? Et traité ton ennemi avec toutes les rigueurs qu'il exigeait de toi ? Nul ne peut dire que tu l'as méprisé en ne lui accordant pas le supplice réservé aux plus courageux d'entre vos ennemis... Achève-le, je t'en prie. Ménage nos cœurs qui ne sont pas accoutumés à nourrir tant de haine... Pour n'avoir pas eu à s'endurcir dans les combats... Toi qui es chrétien, peux-tu comprendre que nous ne disposons pas de votre force, accoutumés que nous sommes à pleurer et à souffrir devant l'image de notre Dieu attaché au poteau de torture de la Croix ? Achève-le, Odessonk. Achève sa vie d'un coup de ton tomahawk. Vous avez montré à tous votre vaillance...