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Chapitre 77

M. de La Ferté et M. de Bardagne buvaient ensemble au Navire de France.

– Nous avions l'hiver pour la conquérir, disait le duc d'une voix qui commençait à sombrer de temps à autre dans un murmure. Et voici que l'hiver s'en va. Lâche hiver qui nous a trahis. Il nous persuada que la conquérir serait facile. Nous l'aurions cru, n'est-ce pas ? Elle est proche et pourtant, plus nous nous en approchons et plus nous la perdons de vue, comme si nous ignorions tout du jeu de la séduction. Tous ces pièges que nous lui tendons elle les brise comme baguettes. Qu'avions-nous appris avant de la connaître ? Et auprès de quelles femmes ? Pour nous trouver si dépourvus ? Vous verrez, Monsieur l'Envoyé du Roi, vous aussi vous vous heurterez à l'incompréhensible. Vous vous casserez le nez contre le miroir sans tain derrière lequel vous avez cru l'entrevoir.

– Cessons de boire, dit brusquement Bardagne.

– Que faire d'autre dans cette ville maudite ?

Par la fenêtre ouverte, Vivonne jeta un regard morne et désabusé sur le fleuve gonflé qui roulait au ras des quais. La stupeur de la mort hivernale, les affres de la résurrection dans le fracas des eaux et des glaces faisaient place à une sorte de convalescence maussade, rancunière envers la violence des souffrances endurées. Le doux mois de mai, au Canada, avait mine terreuse et hâve.

L'hiver venait à peine de relâcher son emprise. La neige ne se retirait que lentement des hauteurs, des vallons, des sous-bois. La boue gagnait sur les rives au versant est des prairies. Mais les signes de renouveau se refusaient. Pas un brin d'herbe, la terre se renfrognait ne se voulant pas sauvée, ni libérée, remâchant sa méfiance.

Québec elle-même, la ville, subissait la contagion de cette humeur. Avec ennui, elle découvrait son désordre : barrières brisées, gouttières arrachées, seuils descellés, et s'examinait telle une femme se découvre blême, échevelée et vieillie, dans son miroir après une longue maladie.

L'absence des hommes et l'inquiétude des Iroquois étaient prétextes à vaguer. On ne se décidait pas à se mettre au travail et personne n'avait encore eu l'idée de rendre la liberté aux cochons dans les rues.

Angélique s'était fait faire pour le printemps une robe dans un velours léger, vert comme une feuille tendre, avec l'idée que cela hâterait le renouveau. Le mercier gardait quelques pièces de tissu en réserve, pour une saison où, lasses de leurs gros vêtements d'hiver, les femmes étaient souvent saisies d'un désir de changement qu'elles payaient n'importe quel prix. Chez la dentellière, elle avait fait l'acquisition d'un grand col arachnéen, garni de fleurons en pointe, dont on pourrait admirer le travail quand elle se promènerait dans les rues avec sur les épaules une simple cape ou un mantelet.

Il n'y avait pas trois jours que l'armée était partie que déjà l'on trouvait le temps long. Déjà l'on s'inquiétait d'être sans nouvelles.

Angélique aussi avait ouvert sa fenêtre malgré l'air que l'on disait « cru ». Elle admirait d'en haut le fleuve qui avait repris ses jeux diversifiés. Aujourd'hui, le vent soufflait. Une brume s'échappait du fleuve que la pointe des vagues entraînait en haillons blancs, en aigrettes, ce qui donnait à la surface de l'eau l'aspect d'un plumage d'oiseau rebroussé par le vent.

Ce mouvement folâtre des flots évoquait les nefs dansant joyeusement à leurs crêtes et penchait les voiles rondes et pleines, s'avançant joyeusement vers l'Amérique.

Déjà le sort en était jeté.

Leur sort.

Et si le Roi se prononçait contre eux, elle reconnut que, malgré ses forces nouvelles qui la rendaient moins vulnérable, elle ne verrait pas sans tristesse se détourner d'eux les amis qu'ils s'étaient faits au Canada. Elle ne quitterait pas sans déchirement Québec-la-Française où elle avait retrouvé son passé, sa jeunesse et le meilleur d'elle-même. Oui, le Roi de France pouvait encore leur faire beaucoup de mal.

Et une fois de plus elle regretta ces signes avant-coureurs du printemps qui allaient briser leur isolement. Deux mois encore, un peu plus ou un peu moins, mais sûrement, des voiles blanches apparaîtraient à la pointe de l'île d'Orléans... Déjà l'hiver de Québec serait passé. Et, malgré tout, son rêve s'était réalisé car elle avait vécu un hiver merveilleux.

Les mains dans les poches, la pipe à la bouche et son bonnet de laine rouge enfoncé jusqu'aux yeux, le fils de la Polak montait la rue. Exemple réussi et rebondi d'un mélange normand et auvergnat, touché d'une pointe de gouaille parisienne et forgé au blizzard du Canada.

– Que veux-tu, petit joufflu ? le héla-t-elle de sa fenêtre.

Il venait de la part de sa mère, Janine Gonfarel du Navire de France, lui mander l'avis que M. de Bardagne et M. de La Ferté s'étaient battus en duel.

Il fallait toujours quelques secondes à Angélique pour associer le nom de Vivonne à celui de La Ferté et lorsqu'elle comprit son sang ne fit qu'un tour.

– Que me bailles-tu là ?

Elle le rejoignit dans la rue, le pressa de questions. L'envoyé du Roi et le duc buvant de compagnie au Navire de France s'étaient pris de bec comme d'habitude. Le ton avait monté. Mme de Peyrac semblait être l'objet de leur différend, car ce nom revenait fréquemment sur leurs lèvres écumantes.

Lequel des deux l'avait vouée le plus furieusement aux gémonies et lequel des deux avait réclamé à l'autre réparation de cet outrage envers une femme admirable, les témoins ne pouvaient le départager encore.

Toujours est-il qu'ils étaient sortis sur la place, avaient tiré l'épée et croisé le fer. M. de La Ferté avait été blessé. On l'avait porté en son logis où le médecin Ragueneau, que le jeune Gonfarel venait de quérir en passant, devait être déjà à son chevet.

– Et Monsieur de Bardagne ?

Selon toute apparence, il était encore bien vivant tout de suite après que M. de La Ferté fut tombé. On avait eu la plus grande peine à l'approcher car il faisait des moulinets avec son épée, promettant de pourfendre l'univers entier qui, pour contenir des êtres aussi vils que ceux qui l'entouraient, méritait d'être détruit jusqu'au dernier homme. Puis, soudain faisant un bond de côté, il s'était élancé et s'était perdu dans la foule, et comme il parlait de se jeter au fleuve, ses amis s'étaient élancés à sa poursuite, sans pour autant le rattraper.

Angélique commença par se rendre chez le duc de Vivonne. Elle devinait qu'il était arrivé ce qui était prévu et inévitable, mais qu'elle avait espéré ne voir éclater qu'au retour des navires, lorsqu'un courrier royal révélerait au pauvre Bardagne ses erreurs.

Elle trouva le frère d'Athénaïs, maussade, devant sa cheminée tandis que le médecin lui pansait le bras.

– Que lui avez-vous raconté ? lui lança-t-elle haletante et déjà prête à le tancer.

Vivonne considérait, à la cuisse, la déchirure maculée de sang de sa culotte de soie.

– Cet imbécile n'aurait-il pas pu ne me blesser qu'une fois ?

– Ce n'est pas un imbécile ! Que lui avez-vous dit pour le mettre dans cet état ?

Eh bien ! TOUT. Il lui avait tout dit... Que s'il n'avait pas tellement et continuellement envie, de se gausser de lui il en aurait pitié, car, en effet, c'était pitié de voir un homme de plus enchaîné à une femme, à cette femme ! Car ils étaient tous enchaînés. Enchaînés à du vent... Car elle n'était même pas garce ou haïssable, ni perverse ni provocante. Elle était INACCESSIBLE ! Et pourtant dès qu'elle levait les yeux sur vous elle semblait vous donner vos chances...

– Mais qu'est-ce qu'elle a ?... Qu'est-ce qu'elle a donc qui nous détruit ? s'était-il écrié, saisissant Bardagne par son jabot. Tous, vous, moi, le Roi lui-même...

– Le Roi ? avait répété Bardagne, ahuri.