Angélique en courant pénétra dans le petit parc de la Closerie et remonta l'allée. Le sous-bois gardait encore des traces de neige.
Dans le vestibule de la maison, elle trouva le premier officier de M. de Bardagne qui errait comme une âme en peine au milieu d'un désordre affligeant. Il redressait et remettait çà et là en place une chaise, un tabouret, tandis que le secrétaire pliait des vêtements et les déposait l'un après l'autre dans des coffres et dans des malles de cuir bouilli.
M. de Bardagne était arrivé deux heures plus tôt d'un air hagard disant qu'il quittait sur-le-champ « ces lieux maudits ».
– Où est-il allé ?
Il avait annoncé qu'il réemménageait dans l'habitation qu'on lui avait allouée à son arrivée et qui était une petite gentilhommière à l'écart de la ville, au sein des plaines d'Abraham. Il n'avait voulu prendre que quelques vêtements, ses armes personnelles, deux livres.
– Mais ce logis des plaines d'Abraham doit être humide et peu confortable ! Pourquoi ne l'avez-vous pas accompagné ?
– Il a exigé que je reste là pour garder la demeure. Veiller à la mise en caisses de ses livres, préparer le déménagement, ne pas laisser sans surveillance les gens de maison et des cuisines. Mais ce n'est que prétexte. Il veut surtout être seul. Il n'avait requis que son valet de chambre. Un homme de peine, gardien là-bas, aidera le domestique pour ce soir.
Angélique demanda l'heure.
Il était cinq heures de l'après-midi et il faisait encore clair. Les journées se prolongeaient.
– Je vais aller le visiter et peut-être vous le ramènerai-je calmé !
– Oh ! Oui, Madame, faites cela je vous en prie, vous seule pouvez quelque chose pour lui. Nous, ses amis, l'avons senti tellement atteint, comme si c'était lui qui avait reçu ce coup d'épée dans ce duel et non Monsieur de La Ferté.
– Que s'est-il passé ?
– L'ignorez-vous, Madame, vous qui êtes la cause de cette rencontre ?
– Peut-être ! Mais je n'y ai pas assisté. J'ignore ce qu'ils se sont dit avant de se jeter le gant au visage.
– J'avoue que je l'ignore aussi. Mais j'en devine assez pour savoir que toute intervention de votre part lui sera bienfaisante. Vous êtes mêlée à son émotion car cet amour qu'il vous porte, comme il me l'a répété bien des fois, a peut-être ruiné sa vie. Mais il craint maintenant qu'il n'ait ruiné sa carrière, ce qui pourrait l'amener à un geste fatal car il est très attaché au service du Roi.
– Il va sans doute me recevoir fort mal ?
– Non ! Vous savez le prendre.
Angélique repassa par chez elle prévenir qu'on ne l'attende pas pour le souper. Elle ne trouva personne. Tout le monde se promenait à la recherche des premiers crocus par les prés découverts. Elle chargea un des gardes du bastion d'avertir Yolande, quand elle rentrerait avec les enfants, de ne pas s'inquiéter si son absence se prolongeait. Elle avait différentes démarches à entreprendre dans la soirée.
Elle avait tout d'abord pensé se rendre au Navire de France, mais le plus urgent était de savoir quel était l'état moral de Nicolas de Bardagne.
Elle se hâta vers les plaines d'Abraham.
Celles-ci, prolongeant les hauteurs du Mont-Carmel et marquant le point le plus élevé du promontoire, étaient encore en partie recouvertes de longues plaques de neige. On pouvait cependant, après avoir dépassé le jardin du Gouverneur, trouver des sentiers tracés par le passage des piétons, paysans ou Indiens qui, regagnant à pied le Cap Rouge, les campements de Sainte-Foy ou de Lorette, préféraient emprunter les plaines plutôt que de suivre le cloaque embourbé de la Grande Allée.
Comme elle s'avançait vers le couchant, Angélique fut frappée de l'aspect du ciel. Les couleurs ardentes mais claires et limpides qu'elle avait admirées ce tantôt se muaient en un tableau étrange.
Au-dessus d'un horizon obscur baignant dans une encre d'un noir intense dessinant à la plume la longue frise des silhouettes d'arbres de l'impavide forêt se déroulant sans fin là-bas, les lueurs de cuivre et d'or d'un incendie immobile emplissaient le ciel d'un brasier immense. Aux franges de ce brasier des nuages bistrés et charbonneux se déployaient et se déroulaient en volutes comme d'une épaisse fumée fuligineuse, exhalée par quelques matières lourdes et suffocantes, envahissant l'espace dans une forme torturée qui affectait celle d'un éventail, ces nébuleuses se déchirant, se dispersant, happaient l'or du crépuscule au-delà, l'entraînaient et le diluaient dans un ciel sali de charpies brunes et sanglantes, de courants d'ombre et de pourpre sombre, de pans de rideaux déchirés, poussés par un vent gigantesque et solennel dont on voyait la direction et l'élan, mais non le mouvement, car rien ne bougeait. Le ciel médusé s'ouvrait sur le feu de l'enfer sans qu'on en perçût l'approche. Tout se répandait sans se déplacer, comme naissant insidieusement de profondeurs inconnues. Or, à la pointe de ces plumes noires arrachées marquant le pourtour de l'éventail, le feu reprenait, écarlate, dispersant en explosions multiples, étincelles et braises de rubis.
On eût dit que flambaient là-bas à l'ouest, dans les tourbillons figés d'un cataclysme, des villes géantes et condamnées, détruites par une apocalypse sans rémission.
« Il va arriver quelque chose », se dit Angélique le cœur serré d'angoisse, devant la beauté de ce coucher de soleil.
Elle n'en avait encore jamais vu d'aussi beau et d'aussi inquiétant. Qu'allait-il arriver ?
Les êtres semblaient bien petits, minuscules, des fourmis affolées. La mort était au bord d'un geste et qu'importe que ce fût celui qui marquerait la fin du monde ou le geste unique d'une épée s'enfonçant dans un cœur et marquant la fin d'une seule vie. La vie n'était que paillettes, que fétus, mais dans son essence, plus encore que ce souffle grandiose de la Nature.
La vivacité de son sang coulant dans ses veines lui parut un miracle en face de la fragilité de ce qui en maintenait le cours. La Vie ! Rien ne méritait qu'on se privât d'un tel trésor, d'une telle certitude, d'un secret d'une si haute importance, d'une si grave promesse.
Elle allait expliquer cela à Bardagne et saurait lui remettre la tête sur les épaules. Qu'importait ce mélange de noms, de mensonges et de tragédies ; il existait, elle existait. Le Roi ? qu'importe... La vie. La vie ne se réduisait pas aux froncements de sourcils d'un roi.
De loin elle aperçut, dans son enclos, la maison et ralentit le pas. Il fallait redescendre sur Terre. Si Vivonne avait réellement tout dit au pauvre Nicolas, elle comprenait l'humiliation qui accablait l'envoyé du Roi.
Malgré une certaine étourderie dans ses propos, de la naïveté dans ses présomptions, Bardagne n'était pas un sot. Angélique se doutait qu'aucun raisonnement fallacieux de sa part ne viendrait cette fois adoucir l'humiliation qui lui avait été infligée lorsqu'au dire de Vivonne la sottise de la lettre qu'il avait envoyée au Roi lui était apparue. Cette fois, son imagination jouerait dans le sens pessimiste et risquait de l'entraîner au désespoir.
Aussi, Angélique, apercevant la fumée qui s'échappait de l'habitation, n'en était-elle pas moins mortellement inquiète tandis qu'elle s'approchait de la barrière clôturant le jardin. La demeure isolée dans les plaines d'Abraham ne comportait qu'un seul étage, dont les volets restaient fermés. On n'avait repoussé que ceux du rez-de-chaussée dans cet emménagement hâtif. Du côté des cuisines, elle entendit couper des bûches sur un billot.