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Elle commença par faire le tour de la maison pour trouver les fenêtres du salon ou de l'appartement où l'envoyé du Roi avait pu s'enfermer pour cacher son déplaisir. En approchant son visage d'une vitre derrière laquelle se devinait la lueur d'une flambée, la vision à laquelle elle s'attendait était de voir se balancer à hauteur de ses yeux les pieds et les jambes d'un cadavre pendu aux solives. Elle poussa un soupir de soulagement. Elle était arrivée à temps. M. de Bardagne était assis dans un fauteuil non loin du feu.

Cependant la pénombre de la pièce ne permettait pas de surprendre l'expression de ses traits. Son attitude était celle d'un homme prostré mais, selon toute apparence, il n'avait encore avalé aucune médecine décisive. On devinait qu'il méditait tristement et offrait l'image de ce que serait désormais l'existence de ce fonctionnaire malchanceux, vivant les jours d'une disgrâce solitaire, au fond de sa province. Quelqu'un dut frapper à la porte car elle le vit relever légèrement la tête. Le valet entra apportant un flambeau. L'ayant posé sur une table, il voulait ajouter des couvertures au lit préparé à la hâte. On voyait que Bardagne l'en dissuadait, désireux d'être seul. L'homme se proposa encore, voulant aider son maître à retirer ses bottes et à se débarrasser de son baudrier et de son épée. De nouveau, Nicolas de Bardagne l'éloignait avec impatience.

Lorsque le domestique se fut retiré, Angélique revint vers la façade de la maison, y pénétra. Le valet avait regagné l'office et on l'entendait parler avec l'homme de peine qui cassait du bois.

Elle alla jusqu'au fond du vestibule où s'ouvrait la porte de l'appartement. En la découvrant debout devant lui, Nicolas de Bardagne ne marqua aucune réaction. Les mouvements des flammes accentuaient les ombres de ses traits creusés. Il avait vieilli de dix ans et ses yeux étaient mornes.

Angélique se débarrassa de son manteau et de ses gants qu'elle jeta sur un coin de la table. Comme il ne lui proposait pas de s'asseoir, elle chercha des yeux un siège, mais il la cloua sur place par un brusque sursaut.

– Ne m'approchez pas, fit-il d'un ton farouche.

Puis, très sombre :

– ... Maudit soit le jour où je vous ai rencontrée !

– Qu'ai-je à voir avec ce duel dont on vient de me porter la nouvelle ? demanda Angélique connaissant très bien la réponse mais ne voulant pas se laisser impliquer d'emblée dans les querelles de ces insupportables gentilshommes.

– Vous le savez ! Et cela ne m'étonne guère de vous que vous ayez la hardiesse et la mauvaiseté de venir joindre vos moqueries à celles des autres.

– Qui se moque de vous ?

– Le duc de La Ferté.

– Vous l'avez corrigé. Vous voilà quittes. Quant à moi, je ne me suis jamais moquée de vous.

– Oh ! Vraiment ? fit Bardagne avec un sourire amer. Croyez-vous que ce qu'il m'a dit et qui m'a révélé en quel mépris vous me teniez s'effacera jamais de ma mémoire ? Il m'a dit que VOUS, que j'imaginais d'humble condition, ce que vous me laissiez croire, aviez été une des grandes dames de Versailles. Que vous paraissiez à la Cour sous le nom de Madame du Plessis-Bellière, que vous étiez veuve d'un grand personnage de cette famille apparentée aux Condé. Il m'a dit que vous aviez été aimée du Roi... et il m'a dit enfin que vous étiez cette femme rebelle dont le Roi m'avait entretenu. La Révoltée du Poitou... Et moi ! Moi ! N'ai-je pas écrit au Roi, à Tadoussac, une lettre où j'affirmais à La Reynie qu'en aucun cas vous ne pouviez être cette femme. Je confiai la lettre à Monsieur de Luppé, commandant du navire de guerre Maribelle qui continuait vers l'Europe. Le Roi a donc lu déjà mon rapport et compris l'étendue de ma sottise et de ma naïveté.

– Ne faites pas une montagne d'une telle bévue ! Qui n'en commet point ?

– Ma carrière est finie, brisée.

– Vous avez rendu d'autres services et prouvé vos qualités de multiples façons. Ne rapportez-vous pas à Monsieur Colbert ce magnifique travail que vous avez rédigé au cours de l'hiver, un rapport qui fait le point sur l'état actuel de la colonie, ses nécessités, ses ressources ?

– J'ai tout jeté au feu, fit-il avec un geste vers le foyer. Peu m'importe la colonie. Qu'elle périsse ou qu'elle vive ! Peu m'importe Monsieur Colbert et le rapport que je lui préparais.

– Quel dommage ! Vous êtes trop impulsif. Vous auriez ainsi pu attirer l'attention du ministre...

– Peu m'en chaut ! Tout est fini. Je donnerai ma démission au Roi et me retirerai dans mes terres.

– Mais non ! Vous ne pouvez vous retirer ainsi. Vous êtes si attaché à la fonction publique et au service du Roi.

Il secoua la tête.

– Non ! Tout est fini. Ce n'étaient que des hochets. Je retournerai en Berry.

– Secouez-vous, fit-elle, agacée de lui voir ces airs de malade languissant. Ne dirait-on pas que c'est vous qui avez été touché et non le duc ? Il est pourtant assez mal en point.

Nicolas de Bardagne la fixa avec une acuité d'oiseau de proie.

– Lui vous a eue sous ses baisers... Et Desgrez... Et le Roi... Et moi je ne suis qu'un pantin.

– Pourtant s'il ne s'agit que de baisers, vous n'avez pas à vous plaindre.

– Aucun homme ne peut être bafoué plus que je ne l'ai été. Je comprends maintenant le sourire sardonique de Monsieur François Desgrez lorsque je lui disais en parlant de la passion que vous m'aviez inspirée : « J'irais jusqu'à l'épouser. » Quoi ? Vous étiez la Révoltée du Poitou, et moi, pendant ce temps, assuré de votre innocence, je couvre trois feuillets de mon écriture, évitant de les dicter à mon secrétaire pour que rien ne transpire, et je me confonds en protestations pour assurer de mille façons à Sa Majesté, qu'en aucun cas, la femme qui vit aux côtés du comte de Peyrac, épouse ou concubine, au sujet de laquelle Sa Majesté m'a chargé d'enquêter, ne peut être cette grande dame qui a porté les armes contre son souverain et qu'Elle recherche... Et tout en écrivant, je souris. Ne suis-je pas bien sûr de mon fait ? La femme aux côtés du comte de Peyrac, je la connais... C'est une humble servante, à laquelle j'ai eu l'occasion de fournir de l'aide à La Rochelle, cette femme bien que catholique, s'étant fourvoyée à servir chez les Huguenots, malgré les interdictions proclamées...

– Vous lui avez écrit tout cela ?

– Oui...

– Seigneur ! gémit-elle, accablée.

– Ce que je ne lui ai pas dit, continua Bardagne qui débitait son récit du ton monocorde d'une psalmodie funèbre, c'était que j'étais amoureux fou de cette femme...

– Ç'aurait été le comble !

Elle retint mal une gaieté intempestive devant le visage ravagé du malheureux épistolier qui poursuivit, sondant les perspectives déprimantes découlant de sa déplorable missive.

– Peut-être le Roi le savait-il déjà ?

– Quoi donc ?

– Qui vous étiez... Ou s'en doutait-il et voulait-il me le voir confirmer ?

Il réfléchit encore et chaque mot de sa lettre au monarque le brûlait comme au fer rouge car il s'imaginait le Roi les lisant, soupçonnant dans ses maladresses une intention détournée de le tromper ou pis de se moquer de lui.

– ... On me tranchera la tête !

Puis se ravisant.

– ... Non, on ne tranche pas la tête à un aussi piteux personnage ! On m'enverra aux galères ! Même pas ! La paille humide des cachots de la Bastille... Que dis-je ! Des culs-de-basse-fosse du Châtelet ! Voilà ce qui m'attend ! Mais plus que tout, reprit-il après un moment de silence, c'est de comprendre combien vous vous êtes ri de moi à Tadoussac. N'avez-vous pas profité vous aussi du Mirabelle pour envoyer un message en Europe ? Et à qui ? Au sieur Desgrez, ce policier infâme. Est-ce vrai ?