Sur le coup Angélique perdit patience et se laissa entraîner dans les tourbillons de son indignation devant tant d'injustice.
Il était évident, dit-elle froidement, que M. de Bardagne avait de la diction, le goût du verbe et le sens de la tragédie. Et qu'il s'entendait fort bien à accuser les autres de tous les déboires qu'il s'attirait à plaisir sous les prétextes d'une passion qu'elle lui avait prétendument inspirée, bien que sans aucune provocation de sa part. Mais n'en déplaise à ses souvenirs attendrissants et à ses regrets, elle préférait, ELLE, être aujourd'hui ce qu'elle était et non plus une femme aux yeux baissés. C'est entendu, il l'avait connue misérable, pourchassée, traquée, et il en gardait un regret déchirant, mais qu'il ait la bonté de lui permettre, à elle, de ne point partager sa nostalgie... Car c'était son droit de n'avoir plus voulu demeurer miséreuse, comme c'était son droit de redresser fièrement la tête maintenant qu'elle avait retrouvé son rang, comme il le lui reprochait. Et que son enfant n'était plus considérée comme une bâtarde, plus dépouillée et sans défense dans son innocence qu'un chien galeux... Et qu'aujourd'hui l'enfant sans nom s'appelait Honorine de Peyrac. Et qu'aujourd'hui la petite bâtarde de La Rochelle allait aux ursulines entourée d'amitiés. Mais de tout cela il ferait en vain appel à sa conscience pour en avoir des regrets. Et tant pis pour lui, Bardagne, s'il tenait à la considérer, ELLE, comme une criminelle ayant voulu sa mort, alors qu'elle avait toujours eu beaucoup d'amitié pour lui. Eh bien, elle s'en passerait, de son amitié. Il ne s'imaginait pas qu'elle pourrait en être affectée au point de regretter de n'être plus cette pitoyable créature que lui regrettait tant, prouvant ainsi qu'il n'avait jamais eu aucun vrai amour pour elle, car il ne valait pas mieux que tous les autres hommes qui ne pouvaient aimer les femmes que lorsqu'elles étaient à leur merci et sans défense contre leur tyrannie...
Lorsqu'elle s'arrêta, essoufflée, elle comprit rien qu'à son visage qu'elle avait parlé en vain et qu'en lui rappelant son propre destin, en invoquant le droit d'avoir des goûts personnels, de faire ses choix, elle ne parvenait qu'à augmenter sa douleur en démontrant le peu de place qu'il avait tenue dans sa vie amoureuse. Combien minime la part qu'elle lui accordait, heureux encore était-il qu'elle ne l'écartât pas avec ennui comme le plus importun des insectes troublant ses aises.
Il était très pâle.
– On aime ! murmura-t-il comme il aurait gémi une sourde plainte. On aime ! Et l'amour va ailleurs !... À d'autres qui ont déjà reçu toutes les réponses, ou pour qui ce n'est pas aussi important. Parce que cet amour a envahi tout votre être et qu'on ne peut survivre sans lui, on croit qu'il vous est destiné. Un jour, il faut comprendre qu'il s'éloigne... Un jour, il faut admettre que ce ne fut qu'un rayon de soleil qui passait, l'effleurement d'une étoile et quelquefois, rien... Et que l'on ne vous a même pas vu...
– Vous vous laissez entraîner une fois de plus par votre imagination, Nicolas de Bardagne, protesta-t-elle. Vous savez très bien que vous avez été vu par moi... Et même davantage...
– Allez-vous-en ! répéta-t-il, le doigt tendu vers la porte.
Angélique rassembla ses gants et reprit son manteau.
– C'est bien ! Je m'en vais ! Je reviendrai quand vous serez plus raisonnable.
Elle sortit. Ayant traversé le jardin obscur, elle se tint près de la barrière, regardant devant elle la vaste étendue des plaines d'Abraham. Un vent frais descendait en longues coulées du sommet du Mont-Carmel.
Le crépuscule et les nuages aux couleurs torturées et fulgurantes du couchant avaient fait place à une nuit sereine, pure et noire, sauf en ce point du ciel où brillait la lune déjà haute.
Quelques petits nuages très blancs, des nefs, des nacelles nacrées, isolées, détachées les unes des autres, naviguaient lentement, entraînées dans un même mouvement insensible. La terre semblait refléter ce ciel noir et blanc par l'alternance des traînées de neige aux flancs des combes et au creux des vallonnements, contrastant avec les zones ténébreuses du sol découvert.
« Pauvre Nicolas », se dit-elle tout en marchant. « Pourquoi m'en veut-il tant ? »
Elle était triste qu'il se montrât si fâché contre elle. Mais elle reviendrait demain et le reprendrait. Elle saurait lui démontrer qu'elle n'avait jamais cherché à le tromper et à le faire souffrir avec autant de ruse méchante qu'il lui prêtait. Elle le convaincrait de l'estime et de l'affection qu'elle avait toujours eues pour lui. Elle lui ferait mieux comprendre qu'il avait surtout été victime dans leur rencontre de ses charges officielles puisque représentant le Pouvoir à La Rochelle comme en Canada, elle, la réprouvée, se trouvait dans l'obligation, quoi qu'elle en eût, de se méfier et de se garder de lui.
Méditant les consolations qu'elle prodiguerait dès demain à son cher Bardagne, amoureux transi et impénitent, mais dont la constance et le fiévreux désir n'avaient pas été sans la troubler à la longue, et dont elle s'apercevait que le sentiment profond et indéfectible lui manquerait, Angélique remontait doucement le versant incliné des plaines qui la mènerait un peu en dessous du Mont-Carmel. Alors, de là, elle redescendrait vers la ville par le jardin du Gouverneur, puis la Place d'Armes.
Si elle n'avait pas marché les yeux à terre, elle les aurait aperçus depuis un moment déjà. Mais cela n'aurait pas changé grand-chose au péril qui la menaçait, car elle était en plein milieu des plaines désertes, hors de portée de voix et de tout secours. Cependant, ils avaient dû bien s'amuser de la voir venir tranquillement vers eux, plongée dans sa rêverie...
Soudain, levant les yeux, elle les avait découverts se profilant au sommet du tertre qu'elle gravissait. Trois silhouettes d'hommes détachées en noir sur le clair de lune.
La distance était désormais trop courte pour qu'elle eût à s'interroger sur leur identité. Assistés du laquais aux larges épaules qui tenait sa rapière, le baron Bessart et le comte de Saint-Edme l'attendaient l'épée à la main.
Chapitre 78
Maudissant sa légèreté, elle pouvait se dire qu'elle aurait dû prévoir ce traquenard. Quittant la demeure du duc de Vivonne peu d'heures auparavant et croisant le regard haineux de ses comparses, elle avait pensé : « J'ai signé mon arrêt de mort ! » Ils l'avaient suivie et ils l'attendaient à l'écart de la ville, au sein de ce désert où ses appels s'envoleraient sans aucun espoir d'être entendus.
Son cœur cogna.
« Il m'avait dit de prendre au moins une arme ! »
– Assassins !... hurla-t-elle, farouche.
Tel l'animal acculé n'en crache pas moins sa colère ou l'Indien qui pousse un cri de guerre pour effrayer l'ennemi.
Déjà elle avait fait demi-tour et dévalait la pente en sens inverse. Surpris, tout d'abord, ils s'élancèrent derrière elle. Puis il arriva un incident qui lui permit de mettre rapidement une plus grande distance entre elle et ses poursuivants. Elle buta contre une plaque de neige, tomba, et son manteau glissant sur la glace, elle fut entraînée jusqu'au bas de la coulée. Elle atterrit un peu brutalement contre la terre. En se relevant elle craignait de s'être foulé la cheville et fit quelques pas incertains. Elle vit que devant sa soudaine disparition au long de la plaque de glace, ils avaient marqué un temps d'arrêt hésitant à suivre la même voie. L'apercevant en contrebas, ils reprirent leur chasse, en contournant la neige. Elle chercha tout son souffle pour lancer un appel.