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– Monsieur de Bardagne ! Au secours !

Elle saisit ses jupes à pleines mains et reprit sa course, les yeux fixés sur la masse sombre, piquée d'une lueur roussâtre, que lui paraissait être au loin dans son enclos la demeure de l'envoyé du Roi.

Derrière elle, elle entendait le galop sourd de leurs bottes sur le sol spongieux et qui se rapprochait. Les devinant sur ses talons et sur le point d'être rejointe, elle fit volte-face. Elle les affrontait les mains nues. Ses regards cherchaient en vain une arme, ne serait-ce qu'une pierre à jeter dans leur direction comme on fait pour écarter les loups. Mais il n'y avait rien et même pas un reste de neige proche pour accomplir le geste dérisoire de leur en lancer dans les yeux. La voyant devant eux et les attendant, le baron Bessart et le laquais qui arrivaient les premiers firent halte, essoufflés. Ils se tenaient à quelques pas, en arrêt, l'observant.

Le baron guettait avec une joie mauvaise, ménageant le temps, pour permettre de les rejoindre au vieux Saint-Edme, qui brandissait son épée, grotesque roi Lear délirant dans le clair de lune, se hâtant sur ses jambes torses de pantin désarticulé, les yeux flambant du plaisir anticipé de la mise à mort...

Rassemblant ses forces, Angélique lança à nouveau un cri déchirant.

– M. de Bardagne ! Votre épée ! VOTRE ÉPÉE !

– Trop tard, Madame, dit Bessart, les lieux sont déserts. Personne ne peut vous entendre : vous allez mourir !

– Mais... Que vous ai-je fait, misérables ? Comment osez-vous perpétrer ce crime contre moi ? Vous en rendrez raison.

– À qui ?

– Au Roi ! lança-t-elle, sachant que cette évocation pouvait les faire trembler.

– Le diable nous garde de vous laisser approcher le Roi, gronda-t-il. C'est bien pour cela que nous sommes ici. Pour vous en empêcher à jamais.

Et il fit un pas en avant.

Elle recula d'autant, ne les quittant pas des yeux et les maintenant encore à distance par cet éclair impérieux de son regard vert qu'elle savait assez terrible et inquiétant pour subjuguer un instant, les rendre méfiants, peu sûrs de leur victoire, mais ils se rassuraient vite, voyant qu'elle était sans conteste et, enfin, visiblement à leur merci.

L'horrible vieillard arrivait haletant, claudiquant, et l'on percevait, le précédant telle une claquette diabolique, son ricanement sénile.

– Hé ! Hé !... Hé ! Hé !... Trop tard, la belle ! Trop tard ! Hé ! Hé !...

– Vous allez mourir, répéta le baron, les yeux luisants d'une froide résolution.

Et il fit encore un pas ainsi que le laquais.

Ils s'appliquaient à la cerner ne sachant ce qu'elle leur réservait. Ils se méfiaient d'elle. L'attention qu'ils lui portaient, se réjouissant, se repaissant à l'avance des derniers instants qui allaient la leur livrer, les empêcha de voir fondre sur eux, comme l'aigle, comme la foudre, le comte de Bardagne, l'épée haute.

Tombé du ciel, il fut soudain entre eux. D'un coup, il trouait la poitrine du laquais qui chut d'une masse en arrière sans avoir à peine le temps de pousser un han ! d'agonie.

Se retournant, il croisa le fer avec Bessart. En quelques passes il faisait sauter l'arme du baron qui n'était pas très fort à ce jeu, lui enfonçait son épée jusqu'à la garde dans le ventre, la retirait en projetant une giclée de sang, puis lui traversait la gorge de la pointe acérée.

Il remonta de quelques pas pour atteindre Saint-Edme qui s'était arrêté et battait des bras, impuissant, comme une chauve-souris aveuglée. Il n'eut qu'à l'effleurer pour le jeter à bas. De coups portés avec la même fougue justicière, il le clouait au sol, le transperçait de part en part, le ventre, le cœur, la gorge, le frappant en tous points mortels, comme dans la crainte de ne pouvoir vraiment venir à bout de la bête venimeuse.

Enfin, haletant, il se recula et attendit, surveillant les trois corps affalés pour y surprendre un dernier sursaut de vie.

Des trois, c'était le comte de Saint-Edme, le plus massacré, qui remuait encore. Il redressa tout à coup sa tête hideuse dont la perruque de guingois avait glissé, découvrant un crâne déplumé de vautour. Son regard de verre se ternit. Il vomit un flot de sang puis retomba en arrière, raide et sans vie.

Le valet de M. de Bardagne et l'homme de peine arrivaient en courant sur les traces de leur maître, l'un armé d'un pistolet, l'autre d'un bâton.

– Nous voici, Monsieur, criait le domestique. Avez-vous besoin d'aide ?

Quand ils furent proches, Bardagne leur montra d'un doigt impératif les trois cadavres, puis leur désignant au loin le rebord de la falaise à la limite sud des plaines d'Abraham :

– Garrottez-les, attachez-leur une pierre au cou et jetez-les au fleuve.

Dans le clair de lune, le gentilhomme apparaissait blême de partout. Blanc de visage, blanc de regard, blanc d'une rage démesurée, qui irradiait de lui.

– Au fleuve ! Au fleuve, la charogne !

– Bien, Monsieur.

– Dix écus pour votre peine à chacun... et ne vous faites pas surprendre ! Dix autres écus pour votre silence...

– Bien, Monsieur, à votre service et au service du Roi, répondit le valet qui avait toujours été très fier d'appartenir à la maison d'un envoyé du Roi en mission spéciale et auquel il ne déplaisait pas de jouer un rôle dans des exécutions sommaires et secrètes.

Quant à l'homme de peine, un matelot resté à Québec parce qu'il cuvait son vin dans un trou lorsque son navire, le dernier, avait mis à la voile, c'était un gars qui en avait vu d'autres et pour vingt écus il aurait été capable d'oublier qu'il avait tué sa propre mère.

Aussitôt les deux bonshommes s'affairèrent avec célérité, empoignant les corps inertes soit par l'encolure, soit par les pieds, et commencèrent de les traîner derrière eux jusqu'à l'habitation.

La terre renaissante boirait le sang.

Nicolas de Bardagne, après les avoir regardés s'éloigner, se tourna vers Angélique et resta figé, la croyant prise de folie devant son expression extatique.

– Vous riez !

– Ce n'est rien, dit-elle. Non, je ne ris pas, mais quel plaisir, n'est-ce pas ? Quel plaisir !

– Oui, comprit-il.

Il regarda la pointe de son épée qui brillait ensanglantée sous la lune.

– Oui... c'est vrai ! Moi aussi j'ai eu un plaisir... presque luxurieux, à les détruire...

Les sourcils froncés, il se rapprocha d'elle.

– Ces hommes qui vous ont attaquée, je les ai reconnus. Ils appartiennent à la maison du duc de La Ferté. Dois-je comprendre que ce serait lui qui les aurait dépêchés pour vous tuer ?

– Non ! Non ! fit-elle précipitamment.

Devant l'expression qu'il affichait en posant cette question, elle le devinait capable de courir sur-le-champ jusqu'à Québec, de défoncer la porte du logis de Vivonne blessé et d'égorger celui-ci dans son sommeil.

– Non ! Ce n'est pas lui... Je m'en porte garante... Ces forbans ont agi à son insu... Ils... Ils me l'ont dit... Ils voulaient me tuer parce que... Ils craignaient que... que je les dénonce... au... au...

Elle dut s'arrêter car sa voix sous l'effet du froid et de la frayeur éprouvée se mettait à chevroter.

Le comte de Bardagne ayant remis son épée au fourreau s'élança vers elle.

– Pardonnez-moi ! Vous défaillez ! Je suis une brute.

Il la serrait contre lui.

– Merci à Dieu, j'ai pu arriver à temps. J'étais sorti de la maison pour vous suivre des yeux à travers la haie. J'ai entendu vos appels. Le vent les a portés vers moi...

Il l'étreignait.

– ... Ah mon amour ! Quelle terreur à l'idée qu'il puisse vous arriver malheur ! Que deviendrait le monde si vous disparaissiez ?

La soutenant, il la ramena jusqu'à l'habitation. Le vent s'apaisait dès franchie la barrière et, dans le vestibule, Angélique se sentait déjà mieux.