Venant de l'office on entendait les deux serviteurs qui étaient venus chercher des cordes et qui, tout en saucissonnant solidement les corps dont ils avaient la charge, se transmettaient à mi-voix leurs consignes :
– On va d'abord s'occuper du gros... Le vieux ne pèse rien. On n'aura qu'à faire deux voyages... On va prendre la traîne...
Nicolas de Bardagne quitta un instant Angélique et elle l'entendit leur dire :
– Ne leur dérobez ni hardes ni bijoux. Je ne veux pas qu'un seul objet en recel puisse mettre sur leur piste. Vous aurez encore dix écus de plus pour vous dédommager du butin. Mais sachez que si l'un d'entre vous me désobéit... et cela s'apprend sans faute quelque jour... ne serait-ce qu'en gardant une bague ou un mouchoir par-devers lui, je le lui ferai payer de sa vie.
– Bien, Monsieur, répondirent les deux voix unanimes.
*****
Angélique dans la chambre-bibliothèque avait elle-même remis du bois sur les tisons. Nicolas de Bardagne entra, vint à elle, l'aida à se dépouiller de sa mante boueuse. Il retirait son baudrier et le jetait avec son épée sur un coin de table. En entendant le choc du fourreau sur le bois, Angélique revit la scène qui venait de se dérouler dans les plaines d'Abraham. L'éclair de cette épée brandie, le sang qui giclait, tout à coup, elle s'aperçut qu'elle pleurait, non pas de crainte, ni d'horreur, mais de joie, de cette joie irradiante et brutale qui l'avait saisie, transportée, et qu'elle n'avait pu extirper d'elle-même tant sa gorge était serrée ; mais c'était un sentiment de justice, de victoire, de triomphe dont la violence l'étouffait quand elle avait vu les trois scélérats pourfendus, transpercés par cette lame brillante, virevoltante, quand elle avait vu l'horrible Saint-Edme abattu comme un sinistre vampire flasque, dans les pans de son manteau.
Avec quelle fureur Bardagne les avait-il occis ! Avec quelle frénésie ! Elle avait entendu le fer pénétrer dans les chairs. Les hoquets et les râles, et ce qui l'avait bouleversée tout ce temps-là, c'était la conscience d'assister à un moment du justice enivrant, action de châtiment mérité et qui avait paru jusqu'alors irréalisable, et qui pourtant s'accomplissait et qu'elle pouvait contempler de ses yeux.
Terrassé ! Transpercé ! Immonde ! Enfin ! Pour une fois... Jusqu'alors tout spectacle de violence, même justicière, lui avait été pour le moins pénible, l'accablait comme si elle s'était sentie responsable de ce mal du monde.
Mais cette fois, c'était différent. Parce qu'elle était devenue différente.
Elle s'accrocha aux épaules du gentilhomme.
– J'ai toujours aimé saint Michel, dit-elle entre deux sanglots, mais maintenant je le comprends. On ne peut pas toujours... les laisser... être les plus forts...
Elle entoura de son bras le cou de Bardagne et cacha son visage contre sa peau vivante, recherchant sa tiédeur d'homme robuste.
– J'aurais dû le prendre comme dévotion... saint Michel...
Il ne comprenait rien à ce qu'elle balbutiait à propos de saint Michel. Mais il la sentait se blottir dans ses bras, et lorsqu'elle leva sur lui ses yeux brillants de larmes heureuses, il y put lire une tendresse qui le rendit hagard.
– Il faut... Il faut, dit-il, que vous buviez quelque chose pour vous réchauffer, pour vous remettre.
Mais c'est elle qui le retenait et attirait son visage vers le sien et qui prenait sa bouche. Alors il eut des gestes de viol pour écarter son corsage, découvrir ses épaules.
Elle se recula, voulut le repousser.
– Écoutez-moi, Nicolas...
Il devint blême.
– Non ! Non ! Vous jouez de mon désir... Vous m'affolez avec cette coupe près de mes lèvres. Et puis vous vous dérobez encore.
– Je dois vous dire...
– Non !... Cette fois je ne vous laisserai pas me berner.
– Écoutez-moi donc, à la fin, Nicolas de Bardagne, cria-t-elle en tapant du pied. Vous m'avez sauvé la vie, mais ne voyez-vous donc pas que je suis à bout ?... Tenez-vous tranquille. Et écoutez-moi... JE SUIS MARQUÉ À LA FLEUR DE LYS ! Entendez-vous : marquée à la fleur de lys !
Il l'examina les yeux fous et fut long à comprendre.
– Oui, insista-t-elle, marquée au fer rouge, comme les assassins, les prostituées, les voleuses.
– En tant que rebelle du Roi ?
– Oui ! le défia-t-elle.
Elle prit la main de Bardagne et la glissa sous son aisselle nue.
– Là ! Sentez-vous ?
Du bout des doigts, il reconnut, sur la chair satinée du dos, l'abjecte flétrissure : le sceau de la fleur de lys. Elle tressaillit sous le frôlement de sa main fraîche.
– La reconnaissez-vous, la fleur de lys ?
Il demanda, la voix courte :
– Pourquoi me dévoiler cela maintenant ?
– Pour que vous n'ayez pas à le découvrir vous-même, tout à l'heure...
Il fixait sur elle un regard vacillant, incrédule. Ses lèvres tremblaient. Effroi devant la révélation de la terrible marque ? Ou joie démesurée à lire sur ses traits bouleversés un trouble égal au sien, une promesse...
– Est-ce... Est-ce pour cela ? chuchota-t-il d'une voix rauque, presque mourante, que vous vous refusiez à moi, à La Rochelle ?
Elle n'y avait pas songé. Mais il lui apparut aussitôt qu'elle ne pouvait qu'acquiescer. La suggestion, logique après tout, calmerait les blessures d'amour-propre qu'elle lui avait infligées autrefois par ses dédains.
– Oui ! Que faire d'autre ? J'étais une réprouvée et vous, vous étiez le Lieutenant du Roi.
– C'est mal ! Vous n'auriez pas dû !... Vous auriez dû... me faire confiance...
Il l'attirait à lui, l'étreignait à la briser. Lentement, il glissa devant elle, à genoux.
– Ô ma belle servante !
Un sanglot vibrait dans sa gorge. Elle sentit ses bras durs comme un cercle de fer autour de ses reins. À la pointe de son ventre, la charge de ce front viril incliné devant sa féminité comme celui de l'adorateur devant l'idole fit lever en elle un vertige. Ses doigts se crispèrent dans les cheveux de l'homme à genoux. Mais au lieu de repousser cette tête lourde et vaincue, elle la serrait contre elle.
*****
De sa bouche brûlante, il l'avait menée au plaisir. Et maintenant, éclairé par la lumière du feu qui déclinait, rougeoyant, il l'aidait à achever de se dévêtir. Nu et dans toute la vigueur d'un besoin charnel qui ne se démentait point et ne s'était pas encore entièrement assouvi, il avait des gestes lents de somnambule, mais doux, dévotieux.
Lentement, il la guida vers le lit et ils s'étendirent. Ils se regardaient, oppressés par cette totale liberté de leur chair, de leurs membres nus et qui pouvaient se nouer et se rejoindre suivant les impulsions d'un désir qui, à n'être plus contraint, s'effrayait. Ils le laissaient monter en eux, à bonds souples, tel un animal s'apprivoisant peu à peu. Leurs mains machinales, à caresser, leur étaient plus indifférentes que leurs lèvres. Ils s'embrassèrent d'un de ces baisers dévorants dont la fièvre s'était emparée d'eux souvent et qu'ils pouvaient enfin échanger sans redouter de frustration. Et qu'ils pouvaient enfin prolonger jusqu'à la limite de leurs souffles et de leurs forces.
Longuement, âprement, avidement, ils s'embrassaient tandis que leurs membres se nouaient dans une étreinte de plus en plus convulsive, jusqu'à la douleur, jusqu'au paroxysme. Tandis que les yeux clos, roulés dans le ras de marée obscur, ils s'abandonnaient aux gémissements profonds et lascifs que leur arrachait l'effervescence intérieure d'une jouissance qu'ils ne s'étaient jamais imaginée pouvoir être si complète entre eux.
– Vous êtes loyale ! Comme vous êtes loyale ! disait Nicolas de Bardagne dans la nuit.
Que voulait-il signifier ? Qu'une fois l'ultime frontière franchie, elle se livrait loyalement au plaisir ? Pourquoi ne l'aurait-elle pas fait ? Elle était bien dans ses bras.