L'expérience qu'ils avaient tous deux de l'amour et qui finit par donner aux gestes une sorte de familiarité, leur permettait de s'y livrer sans hésitation ni gêne en cette première rencontre.
Bardagne était un partenaire sans monotonie. Sensuel, actif et poussé par le délire qui s'emparait de lui quand il réalisait que c'était ELLE qui était là, qu'il caressait, embrassait, possédait, il alternait des crises de sombre désespoir soutenant sa fougue amoureuse par l'idée qu'il allait la perdre et qu'elle se plaisait à calmer de caresses et de mots tendres, avec des crises d'émerveillement et de joie qui l'entraînaient à se repaître de chaque parcelle de son corps, accompagnées d'exigences qu'il fallait combler, de paroles d'adoration qui la faisaient rire. En plein discours, emmêlés l'un à l'autre, ils plongeaient dans le sommeil comme dans un puits, se réveillaient avec la chair de l'autre sous les lèvres et déjà repris par la griserie de ce contact.
Dans une de ces courtes périodes d'inconscience, elle rêva des hommes qui la poursuivaient pour la tuer. Elle se réveilla en poussant un cri. Mais déjà il était penché sur elle et la couvrait de baisers pour la rassurer.
Elle se dit avec délectation que les sordides et libidineux malfaiteurs étaient morts. Et qu'elle, était vivante. Elle recevait, au creux d'une nuit enjôleuse, les caresses d'un homme épris. Il y aurait toujours de l'amour pour elle ! De la vie !
Et les autres n'étaient plus que de froids cadavres au fond des eaux glacées.
Avec un élan de tendresse et de reconnaissance pour l'homme qui était là, elle se blottit contre sa poitrine où elle entendait battre un cœur fervent.
*****
Le rose tremblant de l'aube luisait aux carreaux. En se réveillant dans un état de languissante euphorie, elle voyait Nicolas de Bardagne, debout devant l'âtre, qui jetait sur les cendres chaudes de la veille du menu bois et des bûches. Dans la pénombre, sa nudité révélait ce qu'avait annoncé sa chevelure et sa moustache châtaines : une peau très blanche. Il luisait comme un marbre tandis qu'il revenait doucement s'asseoir au bord du lit. Elle s'assit également, les bras autour de ses genoux, et ils restèrent appuyés l'un à l'autre dans un état de fraternelle fatigue.
Les doigts de l'envoyé du Roi caressaient la meurtrissure de la fleur de lys, la détaillant machinalement avec une sorte de pitié voluptueuse.
– Que de détresses, murmura-t-il, que de bonheurs perdus pour de vaines rigueurs, que de joies immolées à des peurs sans objet, que d'injustices commises pour le service des princes ! Alors qu'il suffisait d'aimer... de s'aimer... Pourquoi n'avoir pas vu clair à temps ? Pourquoi m'avez-vous laissé m'enferrer dans mes erreurs ?
– Réfléchissez ! À quoi cela aurait-il servi que je vienne troubler votre conscience de parfait fonctionnaire ?
– Oui ! C'est vrai ! Et vous m'aviez bien jugé. J'étais un naïf, ennemi de la réalité, craignant que sa lumière cruelle ne détruise des illusions qui me convenaient. Je voyais à servir mon Roi une sorte de devoir religieux, dont les charges plus hautes récompenseraient le zèle. Or, les chemins que j'ai suivis étaient faux. Je n'avais pas compris que pour plaire en haut lieu et parvenir tant soit peu ne serait-ce qu'à améliorer le train de sa maison, il fallait être justicier, inquisiteur, et non pas philosophe et libertin.
Touchée de la tristesse qui vibrait dans sa voix, elle effleura de sa joue son épaule ronde et lisse. La chair de Bardagne contre la sienne lui faisait du bien et aussi le calme de cette heure furtive.
Étayés l'un à l'autre, dans la faiblesse de leur nudité, Adam et Ève mélancoliques, heureux de l'être, ils échangeaient à petites phrases des souvenirs, que les licences voluptueuses de la nuit semblaient avoir vidés de leur contenu amer.
– ... J'étais stupide. Je tablais sur les âmes de bonne volonté et non sur leur sombre intolérance... Les huguenots eux-mêmes que je voulais ramener pour leur paix dans le chemin de l'obéissance à Dieu et au Roi, et persuader que mon amitié et des colloques intelligents suffiraient à les éclairer, comme ils me méprisaient... Vous souvenez-vous des Manigault ?
Elle inclina la tête.
– Je m'étais laissé séduire par la joliesse et la gentillesse de leur fille aînée, Jenny. Bien loin de les honorer, je comprends aujourd'hui que ma demande en mariage les avait scandalisés : un papiste impur souhaitant leur fille. Ils se sont empressés de la marier à Joseph Garret, un benêt, mais appartenant à la R.P.R., la religion prétendue réformée...
Malgré les dispositions qu'il montrait à regarder avec plus de courage la face noire de la vie, Angélique ne jugea pas utile de l'informer que les Manigault avaient émigré, qu'ils se trouvaient à Gouldsboro, toujours guère moins fanatiques, et surtout que la pauvre Jenny Manigault avait disparu à jamais au tréfonds de la forêt américaine, enlevée dès les premiers temps de leur débarquement par une petite tribu d'Indiens pillards du Haut-Kennébec.
L'esprit de Bardagne demeurait à La Rochelle.
– Et c'est alors que vous êtes apparue, plus trompeuse et plus mensongère que les autres.
– C'est votre faute, je vous l'ai déjà dit. Parce qu'à vos yeux j'étais née le jour où vous m'aviez vue pour la première fois. J'avais surgi tout d'une pièce des pavés de La Rochelle avec mon panier à linge d'une main et ma petite fille de l'autre. Avant vous, je n'avais pas vécu, il ne m'était jamais rien arrivé. Quant à mon avenir, il ne pouvait s'ordonner qu'autour de votre bon plaisir. N'est-ce pas vrai ?
– Oui, vous avez raison, ma belle servante. Je reconnais mon égoïsme absolu. Vous vous êtes imposée à moi d'une façon si entière que je ne voyais que vous, telle que vous étiez, là, dans les rues de La Rochelle. Jamais je ne me posais de questions sur votre passé.
– Dieu merci, que vous ne vous soyez pas posé de questions sur mon passé... Si vous l'aviez fait, j'étais perdue.
– Je vous aurais protégée, dit-il faiblement.
– Non ! Pas en ce temps-là... Vous auriez été horrifié de mes crimes et vous m'auriez livrée à la justice du Roi.
Il secouait la tête doucement.
– Non ! Horrifié ? Peut-être ! Mais vous livrer ? Jamais !
– Baumier l'aurait fait pour vous. Il fouinait partout comme un rat. Il avait déjà soupçonné bien des choses. Il avait fait venir François Desgrez de Paris afin de me confronter avec lui. Il pensait que Desgrez me reconnaîtrait comme la Révoltée du Poitou.
Elle ajouta rapidement, le sentant frémir au seul nom de Desgrez.
– Et vous ?... Baumier vous avait écarté afin de pouvoir m'arrêter en toute quiétude. Il savait que votre faiblesse pour moi lui arracherait sa proie.
Doucement, pour le calmer, elle flatta sa cuisse blanche et dure.
– Vous voyez ? J'ai bien fait de mentir !
Sous la caresse légère de sa main, il gémit, comme fouaillé par les pulsions d'un trop puissant désir. Et la renversant de nouveau sur la couche, il la reprenait dans ses bras et la possédait, une dernière fois, avec une fureur désespérée.
*****
À l'instant de quitter sa demeure, elle lui demanda une arme. Elle s'était montrée trop oublieuse des conseils de prudence. Ses plus dangereux ennemis étaient peut-être morts la veille au soir, mais elle ne voulait plus courir de risque... Il proposait de l'accompagner, elle refusa.
Le jour était levé, elle ne souhaitait pas être rencontrée de si tôt matin en sa compagnie. Il lui prépara un pistolet à deux canons et lui remit une petite provision de poudre et de balles. Elle était debout devant lui, ayant revêtu sur sa robe de velours vert, sa mante que le valet avait brossée.
Elle leva les yeux vers lui.
– Alors ! Consolé ?
– De votre absence ? Jamais. De l'amertume ? Peut-être... Un jour !