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– On aime... et l'amour va ailleurs... Et l'on s'aperçoit que l'on reste seul, négligeable, dépouillé de ce qui hier faisait notre force et notre assurance, injustement puni.

Il avait les mêmes mots que Nicolas de Bardagne. Comme si de l'avoir aimée en vain ne lui avait fait découvrir de l'amour que sa seule cruauté. Elle le regretta chez un être si jeune.

– Mon pauvre Anne-François, pourquoi vous êtes-vous mis cette folie en tête ? Il est trop tôt pour vous. Le monde est plein de jeunes filles souriantes...

– ... et sottes ! Et sans expérience ! Oui, j'aurais pu m'en contenter. Pourquoi êtes-vous venue ? Pourquoi étiez-vous parée de tant de vertus et de charmes pour me faire croire à la réalité de cette femme qui porte en elle tous nos rêves et qui n'existe pas ? Je ne suis plus un enfant et vous savez fort bien que je vous ai aimée comme un homme peut aimer une femme. Sans cesse mon espoir oscillait entre l'impossible rêve de parvenir à vous émouvoir ne serait-ce qu'une nuit et cette certitude qui à la fois m'accablait et augmentait mon amour pour vous que vous ne pouviez être comme les autres, une femme volage et insensible... Quel effondrement ! Vous étiez le soleil et vous n'aviez pas le droit...

– Pas le droit de quoi ?

– De décevoir à ce point.

– L'exigence des uns ne crée point l'obligation des autres, Anne-François. Voici bien des choses que vous devez apprendre de la vie... si vous désirez obtenir l'indulgence des femmes. Ne craignez rien. Vous n'êtes plus un enfant car vous vous conduisez déjà bien en homme dans votre intransigeance égoïste. Parce que vous aimez, vous n'admettez point de ne pas être payé de retour. Or l'amour est un jeu, en effet, où le sort distribue les cartes selon son bon plaisir et il est perdant celui qui ne sait pas être beau joueur.

– Comment l'être lorsque votre vie dépend d'une réponse, d'un regard, et qu'un mot trop dur peut vous mener au désespoir ?

– Mais c'est là le jeu de l'amour, mon pauvre enfant.

– Cessez de me plaindre, je ne suis pas un enfant.

– Vous avez toutes les forces, reprit-il avec rancœur. Même celle, coupable, de vous présenter sans remords, sans gêne et sans crainte. Cela augmente mon amertume, car je comprends que j'avais mes chances. Que si vous n'avez pas jeté les yeux sur moi, c'est parce que je ne vous intéressais pas. Vous ne suivez que votre bon plaisir comme toutes les femmes. Peu vous importe de provoquer la passion, la détresse ou la jalousie.

– Oh ! La jalousie ! fit Angélique, excédée. Ne pourrais-je l'oublier quelques heures. Laissez-moi continuer ma route, Anne-François.

Il s'écarta lentement et tandis qu'elle reprenait sa marche dans le sentier et passait devant lui, ses yeux la suivirent en l'étudiant comme s'il eût voulu tout garder d'elle en un suprême regard.

– Votre pouvoir est sans limite, dit-il. Entre autres, vous avez fasciné mon père au point qu'il n'a même pas osé vous faire la cour.

– Assez de sottises, Anne-François. Votre famille s'est mêlée un peu trop de nos affaires à mon goût, j'aurais aimé, au moins, en garder un souvenir amical, mais si vous continuez sur ce ton, cela me sera impossible.

Il voyait qu'il avait perdu, qu'il s'était aliéné, par des mots exécrables, jusqu'à cette tendresse indulgente qu'elle lui vouait parce qu'il était l'ami de son fils Florimond et qu'elle le trouvait jeune et beau.

La déception lui tordit le cœur, lui donna envie de tuer et il se sentit, enfin, plus fort qu'elle.

– Je pourrais vous renvoyer le reproche, Madame, fit-il avec un sourire supérieur, quant à la gêne et aux déplaisirs causés par votre famille à la mienne, car, s'il m'est cruel, à moi, de vous dédaigner, de vous imaginer dans les bras de Monsieur de Bardagne, croyez qu'il ne m'est guère moins pénible d'imaginer ma mère dans ceux de Monsieur de Peyrac.

Angélique, voulant clore un dialogue qu'elle estimait stupide et sans issue et lui faire savoir qu'elle ne le craignait point, s'éloignait. Elle se trouvait à quelques pas déjà, lorsque les derniers mots l'atteignirent. Elle s'immobilisa et se retourna. Elle était devenue très pâle. Cependant, elle dit froidement :

– Expliquez-vous !

Et elle revint sur ses pas pour l'entendre. La lumière qui frappait son visage la rendait translucide. Jamais elle ne lui avait paru aussi belle. La sévérité avec laquelle elle le toisait l'humilia. Elle le sommait de s'expliquer comme un enfant qui, à la suite d'une bévue, s'attire un blâme des grandes personnes. Décidément, elle était d'une force que rien ne pouvait entamer et il la haïssait.

– Oui ! Ma propre mère, s'écria-t-il. Elle et votre époux. Je les ai vus ensemble un jour où vous étiez à l'île d'Orléans. Je me trouvais au manoir de Montigny, en bas... Je sais tout ce qu'ils ont fait ce jour-là... Et Euphrosine Delpech aussi le sait, la pécore... Je l'ai aperçue qui guettait la sortie de ma mère dehors, si longtemps qu'elle en a eu le nez gelé... Demandez-le-lui. Ah ! La belle partie que voilà : deux rois, deux reines et tant pis pour le valet qui ne compte pas...

Cette image l'obsédait.

Il haletait, se demandant quelles preuves donner encore.

– C'est, peu après, que Monsieur de Peyrac lui a fait remettre un bibelot de prix, la coupe d'or et d'émeraude.

Soudain elle le gifla, violemment, mais avec la prestesse cinglante d'un fouet.

Il se tenait la joue et eut de la peine à reprendre ses esprits. Lorsqu'il se redressa, elle était loin déjà dans la descente vers la ville.

Chapitre 80

Angélique après avoir longé le jardin du gouverneur était rentrée dans la ville par la Place d'Armes. Elle la traversa très droite, en marchant comme une somnambule.

Les mots prononcés par Anne-François de Castel-Morgeat sonnaient dans sa tête. Ils étaient inscrits dans sa rétine en lettres de feu. Elle ne voulait pas se les répéter, ni les déchiffrer. Mais déjà, et malgré elle, montait en arrière-pensée la certitude que tout ce qu'il avait dit, c'était vrai ! C'ÉTAIT VRAI ! Parce qu'elle l'avait toujours su, senti, vu. Elle l'avait vu dans les yeux sournois d'Euphrosine Delpech lorsqu'elle lui avait soigné son nez gelé.

Elle l'avait senti dans le trouble de Sabine certain jour où, se trouvant au château Saint-Louis, elle avait remarqué la petite coupe d'or et qu'elle avait songé :

« Tiens ! Quand donc la lui a-t-il remise ? »

Elle pouvait même dire qu'elle l'avait su à l'habileté avec laquelle Mme de Castel-Morgeat avait répondu à sa question, quand elle s'était enquise des raisons de l'ecchymose qu'elle portait à la tempe. Trop habile et insouciante pour une fois. La garce !

Angélique marchait sans prendre garde aux personnes qu'elle croisait. Elle n'aspirait qu'à une seule chose : atteindre la maison, s'enfermer dans sa chambre. Alors, seulement, elle réfléchirait.

Comme elle arrivait à la place de la Cathédrale, un cortège qui traversait lui barra la route. Venant de chez les ursulines, une foule nombreuse escortait les chariots et les brancards sur lesquels on avait chargé les pièces du retable de sainte Anne, brillantes d'un or pur et tout neuf, et s'apprêtait à descendre la côte de la Montagne pour gagner l'embarcadère du Sault-au-Matelot.

Ce jour était celui choisi pour mener le nouveau retable achevé à l'emplacement des miracles, sis à l'extrême nord de la côte de Beaupré, non loin du petit cap. On allait le monter dans le nouveau sanctuaire, une chapelle de pierre remplaçant celle de bois dédiée à sainte Anne et qui avait brûlé.

Accompagnée du sculpteur, de ses fils et de ses apprentis, des prêtres qui donneraient la bénédiction, de nombreux « obligés » de sainte Anne parmi lesquels Éloi Macollet, sauvé des eaux, la petite Ermeline, sauvée d'une existence grabataire ou des dangers de ses fugues selon les avis et que portait sa nourrice noire, entourée de pieuses personnes qui chantaient des cantiques, l'œuvre d'art allait être chargée sur deux grandes barques qui attendaient dans le port. Monseigneur l'Évêque viendrait plus tard en grande pompe pour l'inauguration qui aurait lieu sans doute au mois d'août, jour de la fête de sainte Anne.