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Angélique attendit, l'esprit ailleurs, que la foule s'écoulât.

– Venez-vous avec nous, Madame de Peyrac ? la priait-on au passage.

Elle dit : « Non », machinalement. La procession passée, elle franchit le ponceau devant le couvent des jésuites et commença de monter sa rue.

Elle n'entendit pas le cri aigu de la petite Ermeline qui, l'ayant aperçue, glissa des bras de Perrine et disparut comme une souris par les venelles avoisinant la rue de la Fabrique. Sa mère et la négresse se lancèrent à sa poursuite en espérant la rattraper avant que les barques missent à la voile.

Au port les préparatifs de départ furent vite accomplis parmi la sympathie de la population. Les moins dévots reprenaient de bon cœur les cantiques. Une première grande barque fut vite pleine, occupée par ceux qui tenaient les reliquaires, les statues, le tabernacle.

Mme de Mercouville et la nourrice Perrine ne revenant pas avec Ermeline, les deux autres enfants Mercouville, qui étaient déjà montés à bord, renoncèrent à être de ce voyage-ci et redescendirent, cédant leurs places à d'autres.

– Dis-moi, demandait le jeune Gonfarel à Éloi Macollet, qu'est-ce qu'ils racontent aujourd'hui les sorciers de l'île d'Orléans avec leurs fumées ?

Un apprenti tenait dans chaque bras une statue. En les recouvrant d'or, les ursulines avaient dessiné au poinçon sur les robes des broderies du plus bel effet. Jamais on n'avait vu des statues aussi royales.

La grande embarcation dressa son unique voile presque carrée aussitôt gonflée de vent et s'éloigna rapidement, chargée d'or superbe et miroitant, de prêtres et d'ouvriers qui chantaient des cantiques.

Sauf Macollet désigné pour accompagner le « tombeau » sur une autre barge et qui, la main sur les yeux, déchiffrait les messages des sorciers de l'île d'Orléans.

Des mariniers armés d'une gaffe rapprochèrent un bachot sur lequel le « tombeau », pièce maîtresse du soubassement, pourrait être arrimé plus solidement.

– Hé ! Dis donc, Éloi, donne-nous un coup de main, grogna l'un d'eux, au lieu de rêvasser à regarder le paysage.

Mais Éloi Macollet ne rêvassait pas. Le visage sévère, soudain durci, la main en auvent sur ses yeux aigus, ses sourcils broussailleux froncés, il fixait les nombreux petits nuages blanchâtres qui, comme des houppettes rondes, montaient par intermittence de différents points de l'île d'Orléans. Ses lèvres remuaient au fur et à mesure qu'il décryptait le message.

– Qu'est-ce qu'ils disent, Éloi ? insistait le gamin.

– C'est ma foi vrai, remarqua enfin l'un des mariniers, ils sont bien bavards aujourd'hui les gens de l'île. Qu'est-ce qu'ils racontent à c't' heure, Éloi, toi qui sais lire les signes ?

– Ils appellent au secours ! répondit le vieux.

Chapitre 81

Angélique était rentrée chez elle par l'arrière de la maison et traversait la grande salle. La matinée devait être déjà fort avancée car Suzanne était là, qui, manches retroussées, avait entrepris d'astiquer les cuivres au blanc d'Espagne, en chantonnant parce qu'il y avait du soleil.

Angélique répondit du bout des lèvres au salut de la gentille Canadienne, grimpant quatre à quatre les marches du petit escalier, elle se jeta dans sa chambre comme dans un refuge où elle allait enfin pouvoir reprendre conscience.

« Bien fait pour toi ! Ça t'apprendra ! »

Appuyée au mur, elle se répétait cette phrase avec une amère ironie.

« Bien fait pour toi ! Ça t'apprendra ! »

Elle ne savait pas exactement pourquoi le coup terrible qu'elle avait reçu lui paraissait fatal et mérité. Non, ce n'était pas cela qui lui faisait marmonner « Bien fait pour toi !... » mais l'immensité de sa sottise qui n'avait rien vu. Maintenant, elle était trahie. Elle avait tout perdu.

En envisageant d'un coup d'œil la chambre exiguë, le grand lit où elle avait connu avec lui tant de nuits éblouissantes, elle fut frappée en plein cœur. La vue du petit réchaud de faïence sur lequel, tant de soirs ou de matins glacés, ils avaient réchauffé en riant du rhum ou du vin à la cannelle et aux épices lui fut insoutenable. La douleur montait qu'elle jugula d'un accès de rage folle. Attrapant le fragile réchaud, elle leva haut le bras et le fracassa au sol en mille morceaux.

– Madame ! crie Suzanne d'en bas, que se passe-t-il ?

Angélique se contint.

– Ce n'est rien ! répondit-elle avec calme. Ce n'est qu'un objet qui s'est brisé.

Et très doucement, en maîtrisant la violence qui la faisait trembler, elle réussit à fermer la porte sans bruit.

« Oui, songeait-elle, un objet qui s'est brisé. Mon cœur qui s'est brisé. »

Elle alla appuyer son front contre la vitre. La main sur sa bouche entrouverte, elle retenait un cri, un gémissement qui ne pouvait encore se transformer en sanglot.

« Joffrey et Sabine... Non ce n'est pas possible ! Ce n'est pas vrai ! Si, c'est vrai ! C'est vrai ! »

La transformation de Sabine, soudain belle et apaisée, lui criait la vérité. Et chez elle, au château Saint-Louis, il y avait désormais la petite coupe d'or et d'émeraude qu'elle y avait remarquée. Ce présent réservé à Mme de Castel-Morgeat qu'il n'avait pas jugé opportun de lui remettre après le fâcheux coup de canon et que, soudain, il lui avait fait porter sans raison. Sans raison ? Maintenant, elle savait la raison. Quand était-ce ? Vers ce moment-là, alors qu'elle était à l'île d'Orléans. Quand elle eut bien retourné dans sa tête ce détail de la petite coupe d'or et compris que la remise qui en avait été faite et sans bruit à Sabine de Castel-Morgeat signait une réconciliation fort complète entre Gascons et ne lui permettait plus de douter, Angélique crut qu'elle allait mourir.

Jamais ! Non, jamais elle ne supporterait l'idée, l'image de Joffrey penchant vers Sabine le même sourire que vers elle ! Non ! Pas le même sourire !

« Oh ! mon Dieu ! Que vais-je devenir ? »

L'idée qu'elle avait été cette nuit même entre les bras de Bardagne l'effleura, mais Bardagne, pour elle, ce n'était pas grand-chose. Cela n'avait aucune importance. Rien ne serait arrivé si ces cloportes immondes ne l'avaient mise à bout de nerfs en essayant de l'assassiner bassement.

Tandis que Joffrey ne faisait jamais rien par mégarde.

Elle eut un sanglot, et appuya son front contre la vitre froide. Elle regardait ce paysage qui lui avait inspiré si souvent tant d'allégresse et elle le trouvait détestable. Lui aussi l'avait trahie. Il lui avait laissé croire que la vie était belle, que l'on pouvait ressusciter de tout. Maintenant elle le trouvait effrayant dans sa morne et impavide immensité. Le brouillard qui s'élevait en nappes traînantes et grises au long de la côte de Beaupré lui apparut lugubre, triste haleine d'une terre malsaine promise à la mort et qui lutterait en vain.

« Je savais qu'il allait arriver quelque chose. »

La douleur qu'elle ne voulait pas laisser parvenir jusqu'aux rives de sa conscience lui causa un malaise qui l'étourdit. Des vibrations intérieures l'envahissaient. Son atterrement se muait en angoisse.

« Je savais qu'il allait arriver quelque chose ! Quelque chose de terrible ! »

Luttant pour ne pas s'évanouir, elle se détourna de la fenêtre, voulant gagner son lit pour s'y étendre.

Alors elle vit Outtaké sur le seuil de la porte. Outtaké, l'Iroquois, le chef des Cinq-Nations.

Ce ne fut qu'une vision. Il disparut presque aussitôt. La porte restait close et ne s'était pas ouverte. Mais elle l'avait vu comme présent avec son haut cimier de mèches encollées de résine, et à ses oreilles ses pendentifs de vessie de chevreuil gonflées et peintes en rouge. Et sa face jaune-brun pâle, sa poitrine puissante, matachiée de peintures de guerre. C'était lui.