En approchant de la lisière du plateau, Angélique entendit crier une femme, c'était Suzanne. Des amis la retenaient, la suppliant de demeurer à l'abri sous le couvert des arbres. De là se découvrait un grand champ en pente au revers duquel on pouvait apercevoir les toits de l'habitation des Legagne. Une acre fumée montait déjà en tourbillons.
– Mes enfants ! Mes enfants ! criait Suzanne en se tordant les bras de désespoir.
Elle voulait s'élancer, traverser le champ en direction de sa ferme qui flambait. Mais les hommes la retenaient.
– Tu n'auras pas plutôt sauté hors des fourrés qu'ils te planteront une flèche en plein cœur. Ils sont là. Ils sont partout.
On ne voyait rien encore. Des mouvements furtifs parmi les broussailles ne trahissaient qu'un jeu d'ombres ou de vent et pourtant le bois en face de l'autre côté de la pente se peuplait de présences. Ce n'était pas le moindre des prodiges de la forêt canadienne que ce rassemblement de bouleaux, d'ormes, de hêtres et de sapins aux troncs parfois minces, pût dissimuler derrière chacun d'eux un sauvage aux aguets.
Ils étaient là.
Les hommes avaient mis en position le petit canon et préparaient la mèche.
– On peut leur lâcher deux ou trois bordées dans le bois en face, cela fera de la viande hachée au passage et leur donnera peut-être envie de se retirer. Nous courrons alors jusqu'à la ferme.
– Et s'ils s'élancent au contraire sur nous ? Nous allons être submergés... Combien sont-ils ? Nous l'ignorons ?
– Non ! Attendez ! Ne tirez pas ! dit Angélique.
Elle s'était donné le temps de reprendre son souffle.
Les habitants et soldats qui se trouvaient assemblés à l'abri des arbres ignoraient ce qu'elle avait l'intention de faire. Ils n'en crurent pas leurs yeux en la voyant s'élancer à découvert, les bras levés, présentant l'écharpe de Wampum.
– Outtaké ! Outtaké ! Donne-moi leurs vies !
Elle se trouva seule dans l'espace dénudé. Exposée, vulnérable, le soleil faisant miroiter ses cheveux et les reflets de sa robe verte.
– Une vraie cible ! s'écria quelqu'un. Elle est perdue !
– Non, pas avec ce Wampum entre les mains. Nul n'oserait.
Angélique courait. Malgré la terre durcie et encore glissante, elle se déplaçait avec rapidité pour parvenir de l'autre côté du champ.
– Outtaké ! Outtaké ! Donne-moi leurs vies !
Tout en courant et criant ainsi, ce qu'elle enregistrait, elle s'en souviendrait plus tard, c'était que l'herbe devant elle perçait la boue de petits brins verts d'une fraîcheur arrogante. Elle courait, en criant et en découvrant, sans la voir, la première herbe de printemps. Elle parvint de l'autre côté. Elle se retrouva au bord du talus abrupt, ne pouvant le franchir. Des volutes de fumée roulèrent vers elle. Derrière le rideau épais où se glissaient en soubresauts des flammes sourdes encore indécises, on voyait s'agiter les silhouettes emplumées des sauvages se livrant au pillage.
« Les Iroquois ! Ils sont déjà là ! » se dit-elle.
Mais elle avait eu le temps d'entr'apercevoir les enfants de Suzanne vivants qui se tenaient au milieu de la cour entourés de guerriers et la vieille grand-mère dans son fauteuil qui agitait sa canne.
Elle revint, toujours courant, vers le milieu du champ.
– Outtaké ! Outtaké ! Donne-moi leurs vies !
Elle se tournait dans toutes les directions pour lancer son appel car elle était certaine qu'il était là, proche.
Le mousse posa vivement la main sur la manche du quartier-maître. Il tremblait.
– Regarde ! Là-haut, frère ! En lisière du bois...
*****
Angélique revenait vers eux, elle voulait avertir Suzanne que ses enfants étaient encore vivants. De l'abri des halliers, ils lui adressèrent des signes véhéments, lui désignant le sommet du champ : là-bas ! là-haut !
Elle se retourna et elle le vit.
Outtaké, le chef des Cinq-Nations. C'était lui. Sa silhouette, plus courte que celle de Piksarett mais qui donnait pourtant une impression de puissance, se détachait parmi les arbres comme s'il eût été de la même essence. Son immobilité lui conférait une apparence d'idole tutélaire.
C'est ainsi qu'elle l'avait aperçu la première fois à la lisière de la forêt, le soir de Katarunk.
En s'avançant, elle reconnut le haut cimier de sa mèche de scalp mêlée de pointes de porc-épic et de queues de moufettes noires et blanches, dressé sur son crâne d'un jaune-brun rasé de près. Il avait, comme à Katarunk, son collier de dents d'ours, ses pendants d'oreilles peints en vermillon. Sous le bariolage des peintures de guerre, on devinait sa face lisse, impassible, que ne déformait jamais aucun rictus de haine, aucune crispation dans l'effort. Il laissait aux tracés noirs, bleus et rouges dont il se matachiait, le soin d'exprimer à l'ennemi les effrayants sentiments de colère et de détestation dont son âme était remplie. Impassible visage. Impérieuse volonté.
En s'avançant, elle reconnaissait surtout le regard, seule vie noire et brillante qui imposait et transperçait, mais lentement, par sa fixité.
« Quelle cruauté dans ce regard ! »
Était-ce de la cruauté ? Sa marche vers lui, le collier de Wampum sur ses mains tendues, la ramenait vers ses premiers jours au Nouveau Monde où ils étaient seuls, elle et Joffrey, face à face avec la forêt, face à face avec les Indiens. Sa vue rendait proche le drame dont il avait été le principal héros par la suite.
Tout cela, à s'en souvenir sous le regard fixe du chef mohawk qui la regardait monter vers lui, l'emplit de courage.
Arrivée à quelques pas, elle commença par déposer le bandeau de porcelaine devant lui à ses pieds, puis se relevant, elle s'interrogea sur ce qu'elle devait faire pour lui témoigner son respect.
« Elle lui a fait la révérence, écrivit plus tard Mlle d'Hourredanne, c'est ce qu'on m'a dit... À ce barbare ! Comme à la Cour ! »
Il ne bougeait toujours pas. Angélique décida de parler la première.
– C'est une bonne chose de te revoir, Outtaké !
– Parles-tu sincèrement ? fit la voix rauque qui paraissait sortir des arbres.
– Tu le sais.
Un éclair plus meurtrier que celui qui jaillit de la lame d'un couteau traversa le regard d'idole impassible.
– Je voulais TE voir, s'écria Outtaké frémissant de colère, et voici que ce puant renard de Narrangasett, Piksarett, se trouve sur ma route, il casse la tête de mon meilleur guerrier sakahese. Ensuite, chaque nuit, il pénètre dans notre camp pour lever la chevelure d'un guerrier. Ainsi, il exaspère notre colère et nous promîmes d'aller nous venger de ces crimes à Québec.
– Tu savais pourtant que Ticonderoga s'y trouvait et moi-même.
– Je voulais te voir. Mais cela ne m'empêcherait pas de rappeler au passage qu'on ne provoque pas impunément le chef des Cinq-Nations.
Elle se demandait en le retrouvant si farouche, s'il n'était pas devenu encore plus sauvage que l'an dernier. Elle vit à sa ceinture des scalps dont le sang coulait le long de ses jambières de peau.
Outtaké lui lança un bref regard acéré.
– Voici des Français qui ne me tromperont plus, dit-il.
Puis après un silence.
– ... Qui sont-ils ceux-là dont tu veux que je te donne la vie ? s'informa-t-il rogue.
Angélique désigna la ferme au revers du coteau,
– Des femmes, des enfants dans cette habitation.
L'ombre d'un autre sauvage se dessina entre les arbres aux côtés du chef, qui, presque sans remuer les lèvres, dut lui transmettre un ordre.