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Peu après, les enfants de Suzanne apparurent en bas, à l'autre bout du champ.

Outtaké regarda s'avancer avec un mépris amer les quatre garçonnets que quelques Iroquois escortaient en riant et en ébauchant une danse du scalp et en lançant des insultes et des moqueries en direction du bois où ils savaient que se tenaient cachés les Français.

Effarés, mais courageux, les petits Canadiens s'avançaient bravement et montaient la prairie pieds nus pour aller plus vite, mais tenant à la main, en enfants dociles, leur paire de sabots. L'aîné, Pacôme, âgé de dix ans, portait sur son bras le bébé d'un an. Ses deux frères plus jeunes se cramponnaient à son sarrau.

– Graine de guerriers, murmura le chef iroquois. Devenus grands, oublieux de ma miséricorde, ils viendront nous poursuivre jusque dans nos vallées pour nous faire la chevelure. Je connais les serpents de fourberie qui dorment en ces cœurs de Normands !

Lorsque les enfants furent proches de l'orée du bois, Suzanne n'y put tenir. Elle se précipita, les attrapa, les arracha en grappe dans ses bras et les traîna tous ensemble pour les mettre à l'abri de la ramée.

Après quoi, une palabre se présenta à propos de la grand-mère. Elle était impotente, ne pouvait marcher, et il était hors de question qu'on pût demander aux Iroquois de la porter vers les siens dans son fauteuil. Angélique eut quelque peine à décider deux volontaires parmi les Français qui s'abritaient sous les arbres.

– Ces coyotes vont nous faire la chevelure...

Enfin le quartier-maître et un vieil homme qui avait été coureur de bois, ce Marivoine qui poussait le cri de guerre des Iroquois lorsqu'il était saoul, s'avancèrent. Ils eurent droit, tandis qu'ils revenaient portant le fauteuil où se débattait la vieille très agitée, à un cortège de cabrioles et de quolibets plus fournis encore. Les Iroquois trouvaient ce spectacle d'hommes portant une femme du plus haut comique. Au milieu de la sarabande, les deux volontaires n'en menaient pas large, mais la grand-mère continuait à insulter et à menacer les sauvages de son bâton, ce qui les enchantait. La grand-mère et ses insultes leur plaisaient beaucoup.

Pendant ce temps, la ferme flambait. Suzanne était trop heureuse de serrer contre elle ses quatre enfants vivants pour se plaindre d'avoir perdu la maison bâtie par son père. On reconstruirait... Sa tante et les valets de ferme avaient été tués et scalpés. Mais les petits étaient vivants.

– Mène-les vite à la maison...

Angélique revint vers Outtaké. Et lui-même reculait dans le bois. Il y avait de nouveau le silence à part quelques coups de mousquets lointains. Avait-il déjà donné des ordres ? Les Iroquois s'éloignaient insensiblement, comme reflue la marée.

Au loin les coups de feu s'espaçaient et cessèrent peu à peu.

– Je voulais te voir, dit Outtaké. Je me suis approché de Québec et je t'ai appelée.

– Je sais. Mais tu m'as appelée trop tôt. La ville aurait pu t'appartenir si tu n'avais pas projeté vers moi ton image.

– Qui te dit que je voulais entrer dans cette ville ? Je ne veux pas frapper les Français au cœur. Seulement les avertir de ma ruse et de ma puissance. Pourquoi font-ils alliance avec un putois comme ce Piksarett ? Pourquoi n'ont-ils voulu commercer les peaux de castors qu'avec les Hurons ? Et pourquoi nous ont-ils méprisés ? Peut-être sans la traîtrise de Piksarett n'y aurait-il pas eu de sang versé aujourd'hui.

– Peut-être !

On voyait que l'idée de pénétrer dans Québec lui répugnait. La crainte de l'homme blanc aux morsures venimeuses et toujours renouvelées avait fini par avoir raison de sa foi en eux-mêmes. Leurs ruses ancestrales les plus secrètes, il arrivait que les Français les déjouassent. Aussi se serait-il gardé, affirma-t-il, de pénétrer dans cette ville piège. Le but de l'expédition : TE VOIR.

– Je voulais te voir et tu étais à Québec avec ton époux Ticonderoga. Québec... il faut parfois se prouver que l'on connaît encore tous les chemins. Il y a des lunes et des lunes, j'étais jeune. Les Français sont venus porter la guerre jusque dans les vallées des Mohawks près de Niagara. Nos bourgs des Longues Maisons ont flambé. C'est de cette campagne avec Monsieur de Tracy qu'ils m'ont ramené prisonnier. J'ai vu Québec. Et puis ils m'ont fait traverser l'océan.

Il resta pensif quelques instants comme recherchant les souvenirs de ce qu'il avait connu de l'autre côté de l'océan.

– Ce n'était rien de courir le cerf dans leur bois de Boulogne, dit-il. Ils ont vu que les fils de la vallée des Mohawks avaient les jambes les plus rapides de l'univers et ils disaient « c'est de valeur ! » tous ces Français parmi leurs hautes maisons de pierres où ils se perdent. Mais ensuite ils m'ont envoyé aux galères. Ils m'ont envoyé aux galères, moi Outtaké, fils d'un capitaine des Mohawks, nation des Cinq-Nations de la vallée des trois dieux. Est-ce que tu sais ce que fut ma vie aux galères ? Tout le jour à pousser sur une pagaie géante. L'eau de cette mer était salée comme un acide pour brûler les plaies des hommes... J'étais plongé dans un univers de démons qui sans me voir ni me connaître me harcelaient de leur importune agitation. Leurs barbes étaient immondes. Ils étaient impudiques, hurleurs et sans cesse la proie d'une colère abjecte. L'Oranda, le Grand Esprit, n'existait pas pour eux. Ils étaient incapables d'en concevoir même l'idée. Le Grand Esprit les avait rejetés comme la propre ordure de l'enfer.

Voilà ce que le grand chef lui confia sous les ramures du petit bois dans son français choisi à la tonalité monocorde et jacassante.

– Je te comprends, Quttaké.

Angélique avait de la difficulté à imaginer Outtaké, cet être libre des forêts américaines, plongé dans la fosse puante de la chiourme, parmi ces rebuts d'humanité qu'étaient les galériens et dont l'horrible compagnie semblait l'avoir plus impressionné que les coups de fouet des comités, les chaînes aux pieds, la nourriture immonde, et le labeur pénible de la rame.

Elle se demanda quel pouvait être le fonctionnaire imbécile qui avait perpétré, en envoyant aux galères cet ennemi des Français, une erreur aussi aberrante et lourde de conséquences.

*****

– Mais que fait-elle ? Que fait-elle ? grommelait, en s'impatientant sous les arbres, un capitaine de la milice qui était accouru avec six bons citoyens armés et que l'on avait retenu de force.

Il fallait attendre, lui disait-on, que Mme de Peyrac ait fini de dialoguer là-bas avec le chef des Iroquois, Outtaké.

– Outtaké ? Au bout de mon fusil et je ne le tirerais pas !

– Tiens-toi tranquille ! Ils sont nombreux et peuvent nous submerger. Madame de Peyrac tient conseil, tu sais que les conseils des Indiens ça peut durer des lunes.

Le milicien soupirait. Il en avait assez de rester là avec les autres, accroupis comme des squaws autour d'une bombarde inutile, alors qu'on abandonnait le sort de la guerre à une femme.

– Mais que fait-elle ? Que fait-elle ? De quoi parlent-ils ? Peut-on imaginer une aussi fine dame conversant avec un aussi farouche et si crasseux barbare, comme sur le seuil d'un salon ? Comment ne lui a-t-il pas encore cassé la tête d'un coup de tomahawk ?

– À Katarunk, elle l'a porté dans ses bras, blessé, et a sauvé sa vie. C'est le pouvoir des femmes sur l'homme le plus farouche.

*****

– Monsieur le gouverneur d'Arreboust est venu me délivrer, reprenait Outtaké, continuant pour Angélique la chronique de ses voyages et de ses vicissitudes en ces étranges contrées du Royaume de France. Mais ayant vu où il m'a trouvé, il doit comprendre lui-même que je ne peux être désormais qu'un ennemi des gens de sa race.

Il ne demandait pas d'approbation. Il voulait faire entendre combien était inéluctable la lutte qui l'opposait aux Français.

– Pourquoi ont-ils la force ? C'est-à-dire celle de Satan ?