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– Nous n'avons bu qu'un peu de lait, répondit Angélique prudemment.

Enfin, on arrivait à cette affaire la plus grave, douloureuse à son cœur de pasteur des âmes, de l'enquête du Lieutenant de Police sur la disparition du comte de Varange qui avait amené la découverte des sinistres turpitudes d'une cérémonie de sorcellerie perpétrée en plein cœur de Québec, accablante horreur dont il n'aurait pu croire que la lèpre s'étendrait un jour au Canada. Histoire d'autant plus sombre que son auteur, le comte de Varange, était un membre, qu'il avait cru dévot, de la Compagnie du Saint-Sacrement. Garreau d'Entremont semblait avoir fait diligence. Il annonçait pouvoir mettre bientôt la main sur un soldat déserteur, La Tour, qui avait été mêlé à la conjuration et qu'on avait vu rôder dans les environs. Le Lieutenant de Police se trouvant devant un cas d'opération magique avait longuement consulté l’Évêque. Les tribunaux religieux épiscopaux n'existaient que pour les clercs.

Il leur avait fallu étudier ensemble quelle forme donner à l'accusation pour que le bras séculier pût s'abattre sur le misérable auteur de ces horribles pratiques... lorsqu'on l'aurait retrouvé. Car il avait disparu.

– Le diable l'a enlevé, dit Angélique.

Là encore le nom de Mme de Peyrac avait été prononcé.

Angélique était en train de chercher quel prétexte donner à sa visite chez le Bougre Rouge. Invoquerait-elle l'achat de ces peaux de souris tannées par l'Eskimo et qui pouvaient servir de pansements sur des plaies de petite surface ?

Les explications de Mgr de Laval sur l'affaire Varange lui ouvraient une issue. N'était-ce pas sur une « dénonciation » du sorcier que son nom avait été prononcé ? Voilà pourquoi elle s'était rendue à son domicile, pour lui demander raison de telles calomnies dont M. d'Entremont lui avait appris qu'elle était l'objet.

– Mais quel motif pouvait pousser ce devin à vous mettre en cause ? s'étonna l’Évêque.

– La malveillance, sans doute. Qui sait ce qui se passe dans les esprits retors des sorciers ? Une bourse bien pesante peut les aider aussi à voir ce qui arrange le donateur. Je serais plutôt portée à croire qu'un homme comme le Bougre Rouge profite de ses dons et de sa science pour mystifier le menu peuple et pour faire cracher au bassinet les gentilshommes animés d'intentions mauvaises envers leurs semblables.

Tout à coup, elle fut prise d'une inspiration, elle pouvait rassurer l’Évêque quant au sorcier. Sœur Madeleine lui avait raconté combien la nuit de leur arrivée les « airs » étaient troublés. La religieuse visionnaire avait vu en songe le saint Père Brébeuf, martyr des Iroquois, l'adjurant de se mettre en prières pour la conversion d'un sorcier. À n'en pas douter, il s'agissait du sorcier de la Basse-Ville, car lorsque Mme de Peyrac l'avait visité, elle n'avait trouvé devant elle qu'un homme sage, qui lui avait assuré :

« C'est bien fini. Je ne toucherai plus à un grimoire de magie. Je ne veux plus que me livrer à l'étude des livres anciens. »

Évoquant cette nuit-là, où il semblait décidément s'être passé bien des choses, il lui avait appris qu'on lui avait apporté une boîte d'hosties pour qu'il se livrât sur elles à des manipulations diaboliques. À coup sûr, les prières de la Mère Madeleine avaient été entendues et agréées par le ciel.

– Il est converti, je peux vous en assurer, Monseigneur.

L'Évêque parut ému. C'était, en effet, une heureuse nouvelle. Restait à trouver l'autre criminel : le comte de Varange. Le Lieutenant de Police se persuadait qu'il avait été assassiné.

– ... S'il en est ainsi, Monseigneur, ne pourrait-on penser que le bras qui l'a abattu peut être considéré comme le bras justicier ?

L'Évêque eut un nouveau soupir et se tut. Il la considérait d'un air songeur. Dans son œil gris, dont la paupière tombante atténuait l'éclat inquisiteur, elle pouvait lire qu'il se demandait par quels hasards – puisqu'il s'agissait de hasards – cette femme mondaine, bienveillante, qui ne s'était fait que des amis, et dont son exorciste lui avait garanti la parfaite disculpation quant aux accusations de démonologie portées contre elle, se retrouvait mêlée à toutes les affaires un peu troubles, suspectes ou franchement inquiétantes qui lui avaient été soumises au cours de l'hiver ?

Angélique avait l'intuition qu'il ne l'avait pas fait venir pour lui poser uniquement des questions à propos de ses visites chez le Bougre Rouge ou à l'auberge du Navire de France. Il regarda vers la fenêtre. Les zébrures blanches de la neige passaient sur l'écran noir de la nuit.

– L'hiver est encore rude ! dit-il. Mais n'oublions pas, avril n'est pas loin et avec l'approche de ce mois nous pouvons entrevoir la fin de nos misères...

Il y eut un silence. Mgr de Laval ouvrit la bouche, hésita, puis changea de sujet.

– On m'a dit que vous aviez pris pour dévotion le Père Éternel.

Elle acquiesça.

L'Évêque se leva pour aller chercher des gravures du Père Éternel dans sa bibliothèque. Angélique regardait par la fenêtre si la neige se calmait, mais les giclées blanches continuaient à passer sur l'écran noir de la nuit. Il y eut un choc contre le carreau. Un gros pigeon venait de s'abattre là, dans l'angle du carreau. Comme la colombe de l'Arche, ne trouvant rien sur la Terre désolée, il se réfugiait auprès des hommes. Il survivait grâce à la ville et ses milles abris, ses déchets de nourriture... Ses paupières à la membrane blanche clignotaient vite sur son petit œil rouge. Sans effroi, il la fixait d'un air familier et entendu.

– Il loge là, dit l'Évêque. C'est son nid. Par les plus fortes tourmentes, je le vois, blotti, satisfait. Le petit rebord de pierre, à peine plus large que ses deux pattes, représente pour lui la sécurité et il semble en remercier Dieu. Quelle leçon pour nous qui sommes si exigeants et si préoccupés de nos aises !

Comme si leur sympathie commune pour le pigeon l'avait encouragé, l'Évêque se décida :

– Veuillez vous rasseoir quelques instants encore, Madame, j'ai une communication importante et secrète à vous faire vous concernant, vous et votre époux.

Chapitre 67

Il commença par lui parler du Père d'Orgeval, ce qui lui fit dresser l'oreille et lui parut de mauvais augure.

Attirant à lui un sous-main de cuir qu'elle avait remarqué sur la table, il l'ouvrit. Il contenait trois missives qu'il prit une à une à mesure qu'il en nommait les auteurs.

Auparavant l'Évêque crut bon de rappeler que le Père d'Orgeval était fort bien en cour auprès du Roi. Il avait été reçu plusieurs fois par celui-ci et avait su retenir l'attention du souverain.

– J'ai là quelques extraits du rapport qu'il lui adressa. Il s'était efforcé d'intéresser le Roi à l'énorme réservoir de guerriers au service de la France que représentaient les Sauvages.

Il écrivait.

... Les Abénakis sont ennemis des Anglais pour des questions de religion. Rien n'est plus édifiant que leur piété lorsqu'ils marchent à l'ennemi...

Mais quelques lignes plus loin, il exposait son point de vue et pour quelle raison salvatrice il fallait entraîner les Abénakis à la guerre.

... Nous n'en ferons jamais des chrétiens. Même chez les baptisés, le sentiment religieux continue à s'entrelacer avec leurs superstitions grossières et les laissent aux mains de leurs sorciers.

... J'ai donc prêché que le salut éternel ne pouvait être obtenu que par la destruction des hérétiques et voilà un exercice de piété qui leur paraît clair et facile à exécuter. Ils se sont ralliés par milliers autour de mon étendard sur lequel j'ai fait broder cinq croix entourées de quatre arcs et flèches...

La lettre de Colbert, Ministre du Commerce et de la Marine, que l'Évêque avait également dans son dossier notait l'appréciation du Roi.