– Outtaké, je crois entendre dans le son de ta voix comme un regret brûlant. Je sais le conflit qui s'est partagé vos cœurs. Et j'en vois l'expression en ceci : que si tu es l'ennemi des Français, tu n'es pas pour autant l'allié des Anglais. Tu n'aimes pas les Anglais. Tu n'as pas de goût pour soutenir leurs entreprises, ni même leur commerce. Tu n'échanges les fourrures avec eux qu'avec répugnance. Tandis que les Français, c'est autre chose. Tu ne les haïrais pas tant ces Français, Outtaké, si tu ne savais à quel point vous êtes frères et combien aurait pu être bonne l'alliance entre les Iroquois et les Français. Les Nouveaux-Anglais jalousent les Français pour cela. Je les ai entendus se plaindre : « C'est presque incroyable à quel point les Iroquois sont enclins à s'allier aux Français », disaient-ils. Ils déplorent souvent que « la nature semble avoir implanté dans le cœur des Français et des Indiens une affection réciproque... »
– Cela est de valeur, reconnut gravement Outtaké. Il est vrai que si je cherche l'hospitalité, je préfère encore cabaner dans la demeure d'un colon français, fumer avec lui le calumet devant son feu, que d'entrer chez le plus riche propriétaire anglais ou flamand, d'Orange ou de Manhatte. Mais ce sont ces fauves de Hurons qui ont tout emmêlé. Bien avant que les Français n'arrivent, ils avaient décidé de se les garder quand ils viendraient afin de les entraîner contre nous avec leurs bâtons à feu. Ils ont réussi à convaincre Champlain et nous avons été ennemis à jamais. C'est pourquoi nous exterminerons les Hurons jusqu'au dernier. Et pour les Français je dirai volontiers : il est trop tard. Le cours du fleuve ne peut remonter de lui-même à sa source. Mais vous êtes venus, Ticonderoga et toi, Kawa, vous qui êtes Français d'une autre espèce, vous êtes venus sans adopter les rancunes des vôtres. C'est pourquoi vous qui êtes venus les mains pures du sang de nos frères et qui avez essayé d'éviter le sang entre nous et nos frères d'âme les Français, vous nous apportez l'espoir. Je ne trahirai pas ta confiance et je ne rendrai pas vains vos efforts qui, à Katarunk, vous ont fait tenir tête à l'armée iroquoise assoiffée de vengeance avec votre seul courage, craignant moins la mort que de voir trahie l'alliance. Oui, tu as raison, Kawa. Je sais où se trouve la racine du feu qui nous consume. Nous sommes trop proches avec les Français, trop semblables, dans le courage comme dans la ruse. Nous ne cessons dans nos guerres de rivaliser de cruauté et de traîtrise. À qui trompera l'autre. À qui se montrera le plus audacieux, et le plus habile. Que dis-tu de ma surprise d'aujourd'hui ? On annonce les Iroquois dans le sud, Tahountaquéte, chef des Ouneïouts, envoie des émissaires. L'armée d'Onontio va au-devant du grand Outtaké. Mais, pendant ce temps, le grand Outtaké a franchi avec mille guerriers le Saint-Laurent, là où il saute comme un petit torrent à peine différencié des rivières, et par le pays des Missiquois, il a gagné la rivière des Outaouais... Il passe sans déprédation et épargne ces Outaouais primitifs et sots, afin que l'alarme de ce passage ne soit point portée aux Français. Les canots sur la tête ou portés par dix ou douze braves selon la taille, ils vont, franchissant les saults, de rivières en lacs, et malgré les fondrières de l'hiver, les glaces encore présentes, Outtaké gagne les sources de la rivière du Gouffre, découvre le Saint-Laurent à la Baie Saint-Paul, y jette ses canots enfin libres de suivre les courants, et arrive sous Québec PAR LE NORD... Est-ce bien ainsi que les choses se sont passées ?
– C'est bien ainsi que les choses se sont passées, acquiesça-t-elle.
– Nul n'y a songé ?
– Nul n'y a songé
– Même pas toi ?
– Même pas moi.
– Ni Ticonderoga ?
Elle eut une hésitation.
– Je ne peux savoir ce qu'il a songé... Mais il est parti vers le sud avec Onontio. S'il soupçonna que tu devais venir par le nord, il ne parla pas.
Outtaké affecta une expression condescendante.
– Ne soyez pas humiliés, Blancs, de voir vos dons de divination et de prescience mis en défaut par un Indien comme Outtaké. Il n'est pas un Indien comme les autres. Il est le dieu des nuages, qui converse avec l'Oranda. Il y a d'excellents devins, jongleurs et visionnaires, parmi vous, qui voient et devinent, flairent le vent, et comptent avec l'invisible. Mais Outtaké est le plus fort pour brouiller les esprits à distance, les endormir, les égarer, et Dieu sait que l'esprit des Français se laisse facilement égarer.
Il eut un rire indulgent et dédaigneux comme s'il avait parlé à des enfants étourdis.
– ... Je vins donc, et je fus aux portes de Québec avec mon armée, comme l'eau se répand dans les roseaux au temps des pluies et que la rivière est soudain au seuil des cabanes sans qu'on l'ait vue s'avancer. Et je dis : Québec se souviendra de ce jour où j'ai tenu sa vie dans mes mains.
– Québec se souviendra de ce jour, répéta-t-elle.
Anxieuse, elle pensait aux colons de la côte de Beaupré et de l'île d'Orléans qui avaient reçu le premier choc et se demandait avec angoisse à quelles têtes appartenaient les chevelures sanglantes qu'il portait à sa ceinture. Guillemette ? Les enfants de Saint-Joachim ?
– Ne t'attriste pas, Kawa, fit-il ayant suivi son regard. L'homme ne prouve qui il est qu'en ayant le courage d'affronter et de donner la mort... Et, ce qui est pis, d'affronter de tout perdre de son œuvre, de ses titres et de ses richesses. Il donne la mort mais il commence par se la donner à lui-même, en la prévoyant comme possible. Il porte des blessures à son ennemi, mais il a commencé par se porter des blessures à lui-même, par la perte anticipée de tout ce qui lui est cher et qu'il met dans la balance de son combat. Tel est le destin de l'homme depuis qu'il naît au monde.
Il étendit ses bras musclés, oints de graisse d'ours et cerclés de petits bracelets de plumes.
– Vois ! Nos corps et nos cœurs sont couverts de cicatrices, c'est le destin de notre chair.
Suivant du regard son mouvement, elle leva les yeux, et en même temps, elle aperçut aux branches arides des arbres de l'hiver, une multitude de gouttes vertes qui perlaient. Les premiers bourgeons.
Un vent d'une douceur de zéphir passait. Le silence était trop complet. Les guerriers du chef iroquois s'étaient éloignés et, en le voyant seul près d'elle, elle fut saisie d'une crainte.
– Prends garde qu'on ne te capture ! dit-elle en regardant de tous côtés.
La face d'Outtaké se fonça et il reprit son apparence terrifiante, ses yeux lançaient des éclairs.
– Veux-tu dire qu'on oserait porter la main sur moi alors que je suis en train de débattre de la paix avec toi et avec une écharpe de Wampum d'une telle valeur entre nous ?
Il frémissait d'indignation.
– ... Vois à quel degré de félonie peuvent atteindre tes frères les Français, puisque toi-même tu peux les croire capables de commettre un tel déshonneur !
Il gronda et, avançant le bras, il posa sur l'épaule d'Angélique sa main graisseuse, maculée du sang des scalps qu'il avait le matin même « levés » sur des crânes de Français, ces frères maudits, trop aimés, trop redoutables, trop décevants...
– ... Qu'ils prennent garde eux aussi ! Je peux t'emmener en otage.
– Non ! protesta-t-elle. J'ai parlé ainsi parce que j'ai craint pour toi, mais j'ai parlé comme une femme... sans réfléchir.
– Tu as craint pour moi ? répéta-t-il en s'adoucissant.
– Oui ! Parce que je me suis aperçue que tes guerriers s'étaient éloignés et que tu te trouvais seul. Mais je connais ta force. J'ai mal jugé de mes frères et me suis mal conduite en doutant de leur loyauté. Personne ne prépare de piège à ton endroit, Outtaké, j'en fais le serment. Ce jour n'est pas celui de la ruse et de la trahison. La population de Québec est sans défense car beaucoup de soldats sont partis avec le Gouverneur. Les femmes et les enfants de Québec te béniront pour ta générosité si tu renonces à accomplir sur eux ta vengeance.