– Venez ! Venez ! répéta-t-elle d'une voix brisée qui avait de la peine à franchir ses lèvres.
– Non !
– Mon fils ! Mon enfant ! Ma fierté !
– Non !
– Il va mourir...
– Eh bien qu'il meure, ce petit crétin !
Madame de Castel-Morgeat demeura sans voix. Frappée au cœur, elle se vit au sein d'un cauchemar où s'effondrait son instable univers, malgré tout tant aimé. Elle vit dans cette femme qui se penchait vers elle une inconnue cruelle, ce n'était pas Angélique. Angélique avait disparu. Peut-être n'avait-elle jamais existé ? Bientôt Anne-François aussi ne serait plus qu'une ombre loin d'elle.
Elle laissa retomber ses mains. Elle se releva péniblement. Debout au milieu du cercle muet des assistants médusés, elle cherchait des yeux le moyen de rompre l'emprisonnement de ces regards et de fuir.
Quelqu'un se précipita pour lui ouvrir la porte sur la rue.
Il lui fallait retourner vers Anne-François, le retrouver avant qu'il ne la quitte. Il avait besoin d'elle. Il l'appelait peut-être.
Elle traversa la salle, descendit les marches qui menaient au petit vestibule et sortit. On s'écartait devant elle comme devant le symbole du deuil, du désespoir et de la malédiction.
Lorsqu'elle eut quitté la maison le voile qui brouillait la vue d'Angélique parut se dissiper. Elle se retrouva au sommet de son escalier dominant l'assemblée qui ne soufflait mot.
Il lui apparut qu'elle n'avait jamais tant dit et tant fait de sottises dans un si court instant. Et devant l'expression de stupeur des personnes présentes, l'idée lui vint que son infortune n'avait jamais été soupçonnée de quiconque, en dehors des protagonistes, de la Delpech et du fils jaloux, et que c'était elle qui venait – en chaire, pour ainsi dire – d'en informer Québec.
Tant pis. D'avoir crié lui avait fait du bien. Soudain elle prenait conscience des regards levés vers elle, emplis d'ahurissement, d'incompréhension. Des visages simples et candides.
Sa colère l'abandonnait, la laissant vidée de rancœur, ne sachant même plus pourquoi elle avait eu si mal. Il n'y avait vraiment pas de quoi. Elle était lasse.
Elle avait dit des choses horribles :
« Qu'il meure, ce petit crétin ! »
Elle imagina Florimond mourant, perdant la vie qu'il aimait tant. Son regard chercha celui de Suzanne, la femme courageuse si franche, si jeune, si « nature », une sœur de cœur à son image.
– Suzanne, que dois-je faire ?
– Madame, vous ne pouvez laisser mourir ce bel enfant.
Angélique haussa les épaules. C'était bien là une protestation de mère. Les mères, elles étaient toutes les mêmes. Comme elle ! Elles aimaient la beauté. Tout être jeune était beau, le prolongement de la vie qu'elles avaient donnée, défendue. La mort d'un homme les frappait dans la continuité de leur œuvre et le sens de leur combat. Souvent avec le fils qui disparaît c'est l'échec d'une vie de femme, le non-sens de tant de soins et de rêves.
– Je vais le faire, dit-elle, mais que c'est dur, Suzanne, que c'est dur !
– Madame, vous le pouvez.
– Donne-moi ton Pacôme pour me porter mon sac...
Elle entra dans son cabinet aux plantes, choisit ce qui lui était nécessaire.
Suzanne lui mit son manteau sur les épaules.
Dans la rue, Angélique fut surprise d'apercevoir Sabine de Castel-Morgeat ayant à peine dépassé la maison de Mlle d'Hourredanne. Écrasée par la douleur, elle n'avançait qu'à pas défaillants, courbée en deux comme une vieille femme, et devant s'appuyer au mur.
Angélique la rejoignit et lui prit le bras en disant :
– Dépêchez-vous !
Avec le petit Pacôme, chargé du sac de médecine, courant sur leurs talons, la Haute-Ville les vit ainsi passer, ce qui infirmerait plus tard les ragots faisant état d'une terrible querelle qui aurait éclaté entre elles.
En chemin, Angélique s'informa des blessures d'Anne-François.
– Il est blessé au ventre. Et comme vous avez recousu...
– Toutes les blessures ne sont pas les mêmes... Rien ne dit que je pourrai, cette fois, quelque chose...
Dans la grande salle du conseil du château Saint-Louis on avait posé des paillasses à terre et on y avait amené les premiers blessés dont le jeune Castel-Morgeat. Les dames de la Sainte-Famille, Mme de Mercouville à leur tête, avaient apporté tout ce qu'il fallait pour les premiers soins.
Elles rapprochèrent tables et escabeaux de l'endroit où gisait le blessé, déposèrent cuvettes et linges, tandis que l'on apportait des cuisines des chaudrons remplis d'eau.
Il était difficile de comparer le cas du jeune homme à celui d'Aristide. Ses blessures étaient multiples et il avait reçu des coups à la tête. Il n'était pas imbibé d'alcool comme le vieux pirate, ce qui n'avait pas nui à celui-ci et semblait avoir aidé à sa guérison. Mais il n'avait pas attendu aussi longtemps les tripes à l'air que le frère de la côte. En agissant vite, on pouvait espérer que sa jeunesse saine et robuste ferait le reste.
– Qu'attendez-vous ? Qu'attendez-vous ? gémissait Sabine de Castel-Morgeat en se tordant les mains.
Angélique eut envie de la faire enfermer à double tour en quelque chambre éloignée. Elle bouleversait les courants bénéfiques qu'elle essayait d'établir autour du blessé par sa pensée confiante. Elle fit signe à Mme de Mercouville et lui murmura que si quelqu'un pouvait s'occuper de Mme de Castel-Morgeat, ce serait charité.
– J'y vais.
– Non ! J'ai besoin de vous.
– Je m'en charge, dit la douce Mme de Beaumont.
– Je vous accompagne, renchérit Bérengère-Aimée de La Vaudière.
C'était méritoire de sa part. Elle n'aimait pas se sacrifier, ni manquer le premier rôle. Mais toutes ces horreurs, ce sang, ces plaies la faisaient défaillir.
Une seule personne n'aurait pu venir à bout de Mme de Castel-Morgeat rivée au chevet de son fils. Mais elle ne put résister à deux. Bérengère eut aussi l'idée d'envoyer chercher Mme Le Bachoys. Toutes trois elles entraînèrent Mme de Castel-Morgeat à l'église, prièrent une bonne heure avec elle, mais comme on amenait les morts pour l'absoute au milieu des sanglots et que le glas commençait de sonner à notes lugubres, elles l'emmenèrent aider à l'installation des réfugiés, puis à l'Hôtel-Dieu où elles aidèrent à préparer les marmites de soupe qui s'imposaient.
Angélique s'était mise au travail. Tandis qu'elle faisait bouillir les plantes et trempait ses instruments de chirurgie dans son bocal d'Aqua Vitae, Mme de Mercouville la remercia intensément à mi-voix de lui avoir sauvé la vie ainsi qu'à plusieurs de ses enfants.
– J'ai fait de mon mieux, dit Angélique. Le chef iroquois m'avait des obligations. Je pouvais espérer qu'il m'écouterait.
– Ce n'est pas cela !
Mme de Mercouville parlait d'une intervention plus directe, plus personnelle : la rencontre qu'ils avaient faite d'elle alors qu'ils descendaient au port avec les pièces du tabernacle de sainte Anne et qui avait déterminé ce petit furet d'Ermeline à se précipiter à sa suite leur avait fait manquer le premier bateau. Deux de ses enfants qui étaient déjà montés à bord étaient redescendus à quai, pour attendre leur mère et la nourrice. Or, le bruit courait que la grande barque en question avait été assaillie au large de l'île d'Orléans par une nuée d'Iroquois dont les canots avaient soudain surgi de derrière un promontoire et que tous ses occupants avaient péri.
– Deo gratias !
La main de Dieu était sur les survivants épargnés par le hasard d'une rencontre bénéfique, la sienne.
*****
Elle devait passer plusieurs heures au chevet du jeune Castel-Morgeat. Des nouvelles arrivaient, qui bourdonnaient autour d'elle et de son aide compétente, Mme de Mercouville.