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On racontait que les barbares avaient dû contourner le couvent des récollets solidement défendu par ses moines dont Loménie avait pris le commandement. Cette résistance avait retardé l'avance de l'ennemi et lui avait causé beaucoup de dommages. Ville d'Avray pleurait son bel Alexandre.

– Mon enfant ! Mon enfant ! répétait-il.

On avait évité de lui montrer le corps, car le courageux adolescent avait été scalpé, mais le marquis s'en doutait, et sa douleur redoublait à la pensée de cette chevelure blonde pendue à la ceinture d'un sauvage.

Les mères ursulines avaient fait dire qu'elles gardaient à dormir les petites élèves de la ville, afin de leur éviter de rentrer dans des maisons bouleversées par des deuils et la triste vue des blessés et des morts.

Honorine devait être enchantée de cette diversion à la vie quotidienne. On saurait plus tard qu'elle avait solidement attendu l'Iroquois avec son arc et ses flèches.

Les hommes de Peyrac qui avaient pris part à la défense de la ville furent acclamés dans les cabarets où on les entraîna pour leur payer des tournées sans nombre. Le pieux Marivoine ne cessait de faire le récit de la rencontre de Mme de Peyrac et de l'effrayant chef des Cinq-Nations.

– Si vous l'aviez vue avec son collier de Wampum, courant partout comme une hirondelle verte...

– Tu as connu des hirondelles vertes, toi ?

Angélique parvenait enfin au bout de son labeur. Il lui avait fallu réduire chaque blessure l'une après l'autre, prévenir leur évolution, soutenir les forces du jeune homme inconscient. Le jour tomba alors qu'elle coupait à la lueur des premiers flambeaux le dernier fil qu'elle avait passé pour rapprocher les bords béants d'une plaie ouverte à la cuisse par un coup de hache. Puis elle barda d'emplâtres de mille-feuilles et de consoudre, cataplasmes à la fois émollients et cicatrisants.

Sabine de Castel-Morgeat était venue se rasseoir auprès de son fils. Elle était calme, voyant qu'il respirait encore et paraissait moins souffrir.

Mme de Mercouville partit voir sa maisonnée.

Bérengère proposa d'aider au rangement.

M. d'Avrensson, le major commandant Québec en l'absence de M. de Frontenac, vint s'informer de l'état du blessé.

Angélique se lavait les mains. Elle était épuisée. Elle but coup sur coup deux grands verres d'eau fraîche et se sentit mieux.

Puis un jeune soldat entra d'un air affolé en disant que les Iroquois, poussant leur cri de guerre, et remontant le fleuve dans leurs canots, s'avançaient sur la ville.

Chapitre 82

– C'était impossible, lui répliqua-t-on. Les Iroquois étaient partis.

– Oui ! Mais ils revenaient, dit-il. Ils revenaient par le fleuve.

– Outtaké m'a donné sa parole, s'écria Angélique.

– Venez voir !

Le soldat les entraîna sur la grande terrasse qui courait tout au long de la façade sud du château, dominant le Saint-Laurent et permettant d'observer un vaste cercle d'horizon.

Vers le nord-ouest, là où gîtait l'île d'Orléans, au fond d'un crépuscule bleuâtre plus opaque d'être imprégné des fumées qui continuaient à s'y accumuler, s'élevant des ruines des hameaux et des habitations, des myriades de lumières semblaient danser, s'allumant et s'éteignant comme des lucioles.

Un grondement sourd s'élevant à intervalles réguliers roulait par vagues jusqu'à eux.

– Écoutez ! Leurs « sassakoués » ! Leurs cris de guerre ! dit le jeune soldat, tremblant.

On aurait aimé lui démontrer que le roulement était celui de l'orage, et ces lueurs traversant la nuit et pointillant la surface de l'eau par intermittence, des éclairs. Mais, las, il fallait déchanter.

S'éclairant de torches, plusieurs canoës débouchaient des deux bords de l'île d'Orléans et convergeaient pour se rassembler au milieu du fleuve à la pointe sud de l'île.

L'agitation de la ville se manifesta. Les fenêtres s'ouvraient. Un murmure naquit, s'amplifia en bouffées chaotiques et inquiètes, que perça soudain venant de la Basse-Ville un long cri aigu de femme effrayée.

« Ils reviennent ! »

On aurait voulu croire aussi qu'il s'agissait encore d'une démonstration spectaculaire d'intimidation, voire d'adieu.

Mais la masse au loin bougeait et l'on devina qu'une fois rassemblée dans le fond de la nuit, maintenant profonde, la flottille iroquoise s'ébranlait et entreprenait sa marche vers Québec. On ne pouvait plus douter de leur progression. Les cris se faisaient plus audibles. Il y avait parfois une interruption dans ce grondement continu, un point de silence, puis montait et roulait longtemps une nouvelle explosion de clameurs.

Dans la Haute-Ville, du côté de la Place d'Armes, une rumeur de panique battit les portes devant la cour d'honneur du château Saint-Louis. Les femmes et les enfants des Hurons du campement Sous-le-Fort, désertant leurs wigwams et leur palissade, suppliaient qu'on les laissât entrer se mettre sous la protection des soldats du gouverneur.

– Qu'on les laisse entrer ! autorisa d'Avrensson. L'approche de leurs plus féroces ennemis qui ont décimé leur nation les rend fous.

« Ce n'est pas possible, se répétait Angélique en se tordant les mains. Outtaké m'a promis... »

Que lui avait-il promis, au fond ? Elle n'en savait plus trop rien. Que cachaient ces discours qu'il avait débités de sa voix rauque et monocorde ? Que n'avait-elle pas su discerner derrière ses menaces, ses conseils et ses allusions ?

« Nous rivalisons d'audace et de ruse ! »

La victoire serait à celui qui tromperait et tromperait encore et le mieux et le plus sournoisement, l'ennemi irréductible.

« Ah ! Je ne comprendrai jamais rien à ces Indiens. »

Il y avait encore quelque chose à entreprendre, elle en était certaine, mais quoi ?

Elle se féliciterait plus tard que M. d'Avrensson, par un heureux hasard, se fût trouvé au château à ce moment précis. Car il allait faire une réflexion qui mettrait fin à sa perplexité.

Ce Gascon courageux était venu au Canada comme enseigne dans le régiment de Carignan-Salière. Il avait participé à la campagne de M. de Tracy et avait une longue expérience de la guerre iroquoise.

La tête penchée, il écoutait avec attention, et il dit subitement :

– Ce ne sont pas leurs « sassakoués »... Ce ne sont pas leurs cris de guerre !...

– Alors qu'est-ce que c'est ?

– Des cris, des insultes, des moqueries. Ils chantent. Ils chantent des menaces... Ils rappellent le mal qu'on leur a fait. Mais ils ne poussent pas leurs cris de guerre.

– Vous en êtes certain ?

– Certain !

Angélique posa sa main sur le poignet de l'officier. Elle le serra convulsivement.

– Monsieur, je sens... je sens et je comprends ce qu'ils veulent... Ils veulent passer. À Katarunk, déjà, c'est ce qu'ils demandaient : qu'on leur laissât franchir le Kennébec pour retourner chez eux... LE PASSAGE ! Je sens et je comprends les intentions d'Outtaké... Mais le fourbe s'est bien gardé de relever mes inconséquences lorsque je lui disais : Va rejoindre Onontio... Et je m'imaginais ne plus le revoir... Il ne m'a pas rappelé que, pour ce faire, il était obligé de remonter le fleuve jusqu'à l'embouchure de la Chaudière, c'est-à-dire de passer sous Québec... Et il doit se réjouir de la frayeur qu'il nous a causée... Il attend peut-être que dans notre affolement nous rompions la trêve... Major, je vous prie, envoyez des estafettes en toutes directions, qu'on ne tire pas un coup de mousquet... Pas une flèche... Prévenez les bedeaux des églises, surtout pas de tocsin... Et faites courir les émissaires par les rues afin de rassurer les habitants et de donner vos ordres. Qu'on éteigne toutes les lumières dans toutes les maisons... et tous les feux du port. Que rien n'attire l'attention des guerriers iroquois qui ne leur paraisse une provocation, ni ne réveille leurs instincts de meurtre et de pillage. Une ville morte, obscure, voilà le visage que nous devons leur offrir. Une ville insensible à leurs cris. Une ville qui ne les craint point et qui les regarde passer dignement. Ils passeront, Monsieur d'Avrensson, puis ils s'en iront et nous serons saufs.