Chapitre 83
Le hurlement clamé par mille bouches en colère, et multiplié par l'écho, sauta à la face de Québec silencieuse et aveugle.
– Vous nous avez trahis, Français !
– Vous avez frappé la paume de nos mains ouvertes, alors qu'elles se tendaient pour vous accueillir !
Point n'était besoin de comprendre les paroles, les entendre suffisait à vous hérisser le poil.
– Il reste encore des lumières sur le port.
Le vieux Topin courait le long des grèves et des berges pour éteindre ses pots à feu. Il avait envoyé ses fils et ses aides.
– Barrez-vous ! Barrez-vous ! Les v'là ! Filez-vous dans la première cache venue.
Il ne lui restait plus qu'un brasero à charbon de terre au bout d'un môle de bois. Et comme il y parvenait, leurs rugissements le recouvrirent comme le ferait une bordée de neige soufflée par un vent terrible. Il rentra la tête dans les épaules. Les premiers canots parvenaient à sa hauteur.
Drossés par le courant, ils passèrent si proches qu'il put voir, comme à les toucher, leurs faces hideuses, leurs yeux cruels tournés vers lui et leurs bouches ouvertes qui clamaient des insultes.
Il y avait dans chaque canot un archer, les pennes de la flèche pincées sur la corde de son arc.
Topin abandonna son pot à feu. Éteindre ? Pas éteindre ? Cela ne servait à rien. On était éclairé comme en plein jour avec ces torches. Et ces animaux-là ne voyaient-ils pas dans la nuit !
Il tourna bride, courut vers les maisons du bord de l'eau qui jamais ne lui avaient paru si lointaines. Aucune flèche ne le rattrapa pour se planter entre ses omoplates, et il put s'engouffrer sain et sauf dans la première maison, celle de Le Bachoys qui osa entrebâiller sa porte et la referma aussitôt.
Il était apparent que les pagayeurs essayaient de se maintenir en bon ordre dans le milieu du fleuve. Ils peinaient. Les courants contraires étaient forts et les pagaies, à la pelle en forme d'amande, creusaient, comme on laboure, l'eau noire tressée de tourbillons.
La sueur de l'effort ruisselait sur l'échine et les bras des guerriers. Ils trouvaient, à énumérer leurs rancœurs, un sursaut d'énergie pour lutter contre ce fleuve aussi dur, mauvais et redoutable, que ceux-là, dont les flots baignaient la cité orgueilleuse. Cité muette qui se taisait dans l'ombre.
– Nous vous avons accueillis dans nos wigwams. Nous avons tué nos chiens fidèles pour vous nourrir. Nous les avons mis à bouillir dans les marmites du festin d'hospitalité... Mais vous aviez encore leur graisse à la bouche, que vous avez bouté le feu à nos cabanes et à nos champs...
Quatre par quatre, les pirogues de différentes tailles s'avançaient. Parfois l'une s'isolait, où se trouvait le sorcier à peau de bison brandissant un totem.
Angélique se souvint des différents emblèmes des Cinq-Nations : le Loup, le Chevreuil, l'Ours, le Renard et l'Araignée.
Contre elle, Bérengère gémissait et récitait des prières :
– Seigneur, ayez pitié de nous. Sainte Marie, Mère de Dieu, priez pour nous pauvres pécheurs, maintenant et à l'heure de notre mort !
– Voici Outtaké, dit Angélique en tressaillant.
Elle sentit la main de Sabine de Castel-Morgeat s'agripper à la sienne. Il se tenait, seul debout, au centre d'une grande pirogue, où se trouvait porté le signe de la Tortue, emblème de la confédération iroquoise. Il émanait de lui une force inquiétante. Il leva les yeux et la vit.
Il la vit. Seule éclairée. Là-haut ! À l'avancée de l'orgueilleuse demeure d'Onontio, et serrant contre elle, pour les protéger, deux de ses sœurs terrifiées. Il la vit. Et elle était bien Kawa, l'étoile fixe de la légende, brillante et sans crainte. Elle le regardait partir. Cela l'exalta. Car cette fois elle l'avait vu dans toute sa puissance et sa gloire, elle l'avait vu avant que la puissance des Iroquois ne s'éparpille. Elle le voyait, tel qu'il était, ce dieu des nuages qui conversait avec les esprits. Il n'était pas qu'un guerrier qui se glisse dans la forêt comme le croient les Blancs, mais le chef d'une nation.
Comme il passait devant le sombre Roc où la lueur des torches révélait les maisons muettes, il se réjouit qu'elle les eût rejetés dans les ténèbres, les couards, ne voulant garder la lumière que pour elle et pour lui. C'était un hommage, elle lui exprimait qu'elle le trouvait grand et le seul « de valeur » dans cette nuit où tous les chiens et les chacals se terraient.
Alors, il se déchaîna ; bras ouverts et levés vers la ville, hache et tomahawk brandis.
– Je vous détruirai, Normands... J'arracherai les croix que vous avez plantées... Je vous y lierai pour la torture... J'ouvrirai vos poitrines et je mangerai vos cœurs...
La voix rauque portait loin et faisait retentir les falaises.
– Avec mes dents je vous arracherai un à un les ongles de vos doigts... Avec mes dents les plus aiguisées, je trancherai vos phalanges et je les cracherai avec mépris dans le feu comme une chique de tabac pourri... Je ferai bouillir vos carcasses dans les chaudières de guerre et j'en verserai l'eau pour empoisonner les rivières de mes ennemis...
Pour ceux qui comprenaient, il y avait de quoi se faire craquer les jointures sur la crosse des fusils et vingt fois épauler et viser, dans la tentation de « tuer » cette voix haineuse, d'en avoir fini avec le plus grand ennemi de la Nouvelle-France.
Pour ceux qui ne comprenaient pas, c'était presque plus éprouvant. Cette voix dans la nuit râpait l'échine et pétrifiait de terreur.
– Le démon ! Le démon ! Qu'il se taise ! suppliait Bérengère en se cramponnant à Angélique et en se cachant le visage contre son épaule.
On se mit à craindre que les guerriers, surexcités par ces cris de haine et ces appels au meurtre, ne détournassent leurs pirogues du milieu du fleuve afin de gagner les rivages et de s'y ruer, assoiffés de scalps.
M. d'Avrensson en fut ébranlé.
– Faut-il faire tirer ? demanda-t-il d'une voix sourde.
– Non ! Non ! Pour l'amour du ciel, ne voyez-vous donc pas ? Ils partent ! ILS PARTENT !
Et lui aussi, Outtaké passa. Insensiblement, sa barque l'emmenait au-delà de Québec. Il se tut. Il resta longtemps à guetter la silhouette éclairée, au sommet de la montagne.
C'était le dernier songe. La plus irréalisable vision dont il avait rêvé pour clôturer son expédition guerrière, une expédition qui avait été la plus folle et la plus périlleuse qu'il ait jamais menée, et dont il redoutait de ne pouvoir en monter d'autres aussi prodigieuses pour le renom des Iroquois. Car les forces des Iroquois déclinaient. On les rejetait loin, vers la vallée sacrée où ils demeuraient et où ils resteraient les derniers guerriers libres.
Le passage de la flotte iroquoise de près de trois cents canots parut durer une éternité.
Peu à peu la tension de la ville se relâcha. Par la fente de l'huis ou des volets entrouverts, on se mit à examiner avec plus d'attention le spectacle étonnant qu'offraient ces longs canots noirs glissant sous une pluie d'étincelles tombées des torches qui miroitaient à la surface de l'eau luisante et faisaient briller les panaches dressés des chevelures iroquoises, plantées de plumes et de pointes de porc-épic.
Les regards commencèrent à essayer de discerner si les barbares n'emmenaient pas avec eux des captifs, razziés sur les côtes de Beaupré ou de l'île d'Orléans...
Ce ne fut que vers la fin, tandis que l'obscurité comme un sombre sillage s'avançant à leur suite se refermait sur les dernières pirogues, que l'on distingua, jeté au fond d'un canot, un homme garrotté et, debout près de lui, deux petits enfants qui criaient et pleuraient en tendant les mains vers la ville.