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Cet instant où Québec frémit, impuissante, derrière ses volets clos, et celui où le chef des Cinq-Nations se dressa dans toute sa superbe à la lumière des torches, s'exposant, cible haïe et provocante, furent les deux instants au cours de ce défilé interminable où Angélique crut la partie perdue. Elle s'arrêta de respirer, s'apprêtant à chaque seconde à entendre claquer un coup de mousquet, à voir s'effondrer l'un de ces guerriers orgueilleux qui voulaient savoir jusqu'où irait la patience des Normands. Le temps stagnait. On aurait dit que la flottille iroquoise resterait là toujours à remonter le courant sous Québec. Pourtant à un moment, il fallut pour la suivre des yeux tourner la tête vers l'amont.

Puis au premier coude du fleuve, la masse compacte des embarcations commença à se fondre, à s'amenuiser. Enfin les derniers canoës de l'arrière-garde disparurent.

Longtemps encore dans le noir du ciel au-delà des contreforts du Cap Rouge, la lueur des torches et la rumeurs des cris flottèrent. Puis la clarté mourut, les clameurs s'éteignirent.

Une nuit opaque, remuée d'un vent aux senteurs fauves, aux relents acres de fumées, de graisse et de carnage, retomba sur la ville et son fleuve, les enveloppa comme d'une aile duveteuse et ample, et les ramena doucement, sauvés, au sein des ténèbres et du silence.

Là-haut, sur la terrasse du château Saint-Louis, Angélique desserra son étreinte, laissa retomber ses bras et poussa un profond soupir.

En écho, lui répondirent deux autres soupirs aussi profonds.

Angélique de Peyrac, Sabine de Castel-Morgeat et Bérengère-Aimée de La Vaudière s'entre-regardèrent.

Elles s'aperçurent que tout au long de cette terrible épreuve, elles n'avaient cessé de se cramponner l'une à l'autre, priant, pleurant, s'encourageant. Sabine avait été la plus silencieuse, Bérengère la plus effrayée, mais Angélique savait qu'à les soutenir, à les serrer contre elle dans un élan convulsif de protection, elle avait trouvé la force de supporter sans faiblir la tension de cette heure terrible.

Elles poussèrent toutes trois un nouveau soupir et dirent ensemble : « Merci, mon Dieu ! »

Personne ne dormit beaucoup dans Québec cette nuit-là.

La Basse-Ville qui les avait contemplés de plus près, ces démons peinturlurés et hurlants, se remettait de ses émotions dans les tavernes. On y emmena les enfants. On leur donna à boire. Ils burent du vin, de l'eau-de-vie, de la bière, les enfants du Nouveau Monde qui ne craignaient plus rien. Et qui garderaient à jamais le souvenir d'une nuit où, dans un hourvari d'enfer, ils avaient vu de leurs yeux un millier d'Iroquois défiler sous Québec en chantant des insultes aux Français.

Chapitre 84

Le duc de Vivonne, autrement nommé M. de La Ferté, blessé, fiévreux et fort mal en point, ne connut de l'attaque et du passage des Iroquois que l'abandon total dans lequel le laissa sa domesticité.

Cela avait déjà commencé par l'absence du baron Bessart et du vieux Saint-Edme. Réveillé après un premier sommeil douloureux et ne pouvant se rendormir, il les avait appelés l'un ou l'autre, pour faire une partie de jacquet. Bien qu'on fût au cœur de la nuit, on trouva leurs chambres vides. Au matin, ils n'étaient pas encore rentrés.

De plus le laquais qui lui faisait la barbe et sur la vigueur duquel Vivonne comptait pour l'aider à se déplacer dans l'incommodité de ses blessures n'était pas là non plus.

Ayant envoyé aux nouvelles son valet de chambre, puis le secrétaire que Carlon avait mis à sa disposition et qui se présentait, ceux-ci s'en furent et ne revinrent point. Vivonne finit par envoyer l'un après l'autre le maître d'hôtel, le cuisinier et le gâte-sauce. Les coquins disparurent à leur tour.

Il avait passé la journée seul à pester sans pouvoir trouver une position supportable ou même se traîner pour se nourrir, dormant et se réveillant péniblement dans la même solitude, ne mettant plus son espoir que dans la visite du chirurgien qui avait promis sa visite mais qui, lui non plus, ne vint pas. Vers le soir, le marmiton était rentré très excité, le nez barbouillé de noir, disant qu'une armée d'Iroquois avait investi Québec, qu'on s'était battu comme des diables et que Mme de Peyrac avait sauvé la ville.

Vivonne qui souffrait beaucoup demanda où était le chirurgien.

Il pansait les blessés de la bataille.

Les autres serviteurs revinrent enfin, sauf le valet qui avait trouvé le moyen de recevoir une flèche en allant aider à la défense d'une redoute.

Vivonne tempêtait : il n'avait pas amené cet imbécile de France pour qu'il se fasse blesser dans une guerre d'Iroquois et juste le jour où son maître et bienfaiteur était lui-même douloureusement immobilisé et avait le plus besoin de ses services. On le soignait lui, le valet, tandis que le duc était oublié dans un coin comme une charogne.

Sa fièvre montait, ses blessures suppuraient, son bras et sa jambe étaient enflés. Il hurla qu'il les enverrait tous aux galères et qu'il prendrait plaisir, en tant qu'amiral des galères du Roi, de les regarder ramer. Où étaient le baron Bessart et le comte de Saint-Edme ? Quand est-ce que quelqu'un allait se décider à lui donner à boire ? Est-ce qu'ils n'avaient pas bientôt fini de le regarder avec des yeux ronds ? Il regrettait que les Iroquois ne les aient pas tous écorchés...

Les serviteurs revinrent sur Terre, oublièrent les Iroquois, et s'empressèrent auprès de leur maître avec dévouement. Rafraîchi, pansé tant bien que mal par le maître d'hôtel, ayant absorbé un bouillon que le cuisinier et le marmiton s'empressèrent de lui réchauffer après avoir rallumé les feux, Vivonne se sentit mieux et très fatigué. Le secrétaire le quitta en lui assurant qu'il pouvait dormir en paix. Le danger était passé. Mais dans la nuit, il fut en proie à d'horribles cauchemars. Un râle rauque de bête envahit ses rêves, le terrifiant jusqu'à la moelle. En vain se bouchait-il les oreilles et, se croyant éveillé, le même hurlement ne cessait de le hanter, lui tordant les entrailles de peur. Et quand il se rendormait il voyait au sein de ce charivari infernal ramper vers lui des monstres et, soudain, il pensa aux sorcières et au poison et il comprit, ruisselant de sueur, qu'il était mort et se trouvait en enfer pour tous les crimes qu'il avait commis. Au matin, ouvrant un œil atone sur une aube grise et glacée, il fut long à se persuader qu'il était encore en vie et que les formes inquiétantes et bossues qui l'entouraient ne dissimulaient que les fauteuils, tables ou consoles de son salon-bibliothèque où l'on avait dressé son lit et non pas quelque recoin de l'antichambre de Lucifer. Prolongement du cauchemar cependant, sa demeure était à nouveau irrémédiablement silencieuse, froide et déserte, ses appels vains, sa solitude complète, son abandon intolérable, mais les songes absurdes continuaient de lui coller à la peau, bien qu'il s'évertuât de reprendre pied dans la réalité. Le marmiton surgissait à son chevet. Les yeux exorbités, il lui chuchotait que toute la nuit l'armée iroquoise avait défilé sous Québec en poussant des hurlements affreux, qu'ils avaient failli tous périr et que Mme de Peyrac avait encore sauvé la ville.

Le duc de Vivonne referma les yeux. Ce délire annonçait sa fin. En homme des champs de bataille qui a vu mourir bien des braves, il fit un effort pour flairer ses blessures, persuadé que l'odeur nauséabonde qui s'en dégageait appuierait son diagnostic de la terrible gangrène, génératrice de fièvre élevée et des fantasmes qu'elle suscite. Il fut étonné de ne rien déceler de semblable et de se sentir plus ingambe. Sans difficulté, il s'assit au bord de son lit et comprit qu'il allait mieux et que ses plaies étaient en bonne voie de guérison. Le gâte-sauce, affirmant sa présence réelle en lui apportant un bol de bouillon, le confirma dans l'impression que la vie continuait et que le plus dur était passé.