Tout en buvant rêveusement son bouillon et en lui trouvant des saveurs dont il avait oublié l'agrément depuis sa prime jeunesse, il commença à réfléchir en stratège à cette succession d'événements confus, et finit par fixer son attention sur le seul fait concret qui lui parût suspect et inquiétant : où étaient passés le comte de Saint-Edme et le baron Bessart, ainsi que le laquais Anselme dont la disparition coïncidait avec la leur ?
Il retournait cette question dans sa tête et était sur le point, faute de mieux, d'envoyer le gâte-sauce, toujours seul et unique membre de sa domesticité, chez Mme de Campvert, qui avait peut-être une idée sur ce qui était advenu aux trois personnages en question, lorsque M. de Bardagne se présenta chez lui et l'avertit d'emblée qu'ils étaient morts et qu'il les avait tués de sa propre main, action dont il se félicitait hautement.
– Vous vous tairez, Monsieur, lui dit l'envoyé du Roi en le toisant froidement, sur la disparition de vos compagnons. Je souhaite pour votre bien que vous n'ayez pris part d'aucune façon dans l'élaboration du dessein criminel qui m'a contraint à les occire. J'aimerais être assuré que vous ne le leur avez rien suggéré, ni surtout commandé, car sachez que non seulement ma vindicte trop exaspérée pourrait vous mettre un jour en danger de mort, mais que si vous gardiez par-devers vous l'intention de poursuivre les mêmes projets homicides que vos larbins, je suis décidé à mettre tout en œuvre pour vous en écarter et vous décourager.
– Qu'ont-ils fait ?
– Ils ont attaqué Madame de Peyrac, alors que seule, sans escorte et sans arme, elle traversait à la nuitée les plaines d'Abraham. Ils l'attendaient délibérément, ayant résolu pour un motif que j'ignore de la supprimer. Je suis arrivé à temps et j'ai réglé leur sort. Ne cherchez point à les venger. Et sachez aussi que rien ne m'arrêtera s'il s'agit pour moi de dénoncer les ennemis de Madame de Peyrac ou de les mettre hors d'état de nuire. Je n'ignore pas, Monsieur de La Ferté, que derrière votre patronyme se cache celui d'une illustre famille et il m'appert que plus élevé est le rang, plus grande est la dépravation. Je ne suis certes qu'un modeste gentillâtre, mais mes fonctions me donnent accès auprès du Roi, et quel que soit votre degré de parenté avec lui et dussé-je passer le reste de mon existence sur la paille humide des cachots de la Bastille ou même y laisser ma vie, rien ne m'empêchera de révéler vos agissements à Sa Majesté, si dès lors on essaye de causer le moindre tort à Madame de Peyrac.
Vivonne l'écoutait bouche bée. À la fin de ce discours, il se dressa lentement, et passa la main sur son visage mal rasé.
– Par les flammes de Belzébuth ! Elle a décimé ma maison : Argenteuil d'abord, et maintenant Saint-Edme, Bessart, le domestique...
Puis il éclata de rire comme se le doit un grand seigneur qui, en renversant le cornet de dés, vient de s'apercevoir qu'il a perdu terres et châteaux et qu'il ne lui reste plus que sa chemise.
– Ohé ! Faquin, cria-t-il tourné vers l'office, apporte-nous du bon vin et deux timbales, j'en ai assez de ton bouillon. Avouez, Monsieur, reprit-il s'adressant à Bardagne, que tous les tourments causés par une femme comme celle-là sont peu de chose à côté des réjouissances et divertissements qu'elle nous procure. L'existence est si ennuyeuse. Au moins, nous aura-t-il été épargné de la trop bâiller, grâce à la rencontre que nous fîmes l'un et d'autre d'une femme unique.
De son bras valide, il versa le vin.
– Buvons à cet ange exterminateur, et calmez vos alarmes... De quoi me servirait un crime aussi vain dont mes nuits, par la suite, seraient hantées... Et mes jours combien déserts ! Je m'efface... Je ne demande rien d'autre que de la rencontrer parfois et qu'elle me fasse rire...
Il but.
– ... Qu'ai-je été rêver ? Elle ne sera plus jamais pour moi ! J'aurais dû le comprendre plus tôt. Il faut se contenter du souvenir.
Lorsque la boisson eut fait son effet :
– Cette attaque des Iroquois vient à point et me permettra de satisfaire à vos exigences. Si l'on me demande où sont passés les gens de ma maison, je dirai qu'étant allés se promener aux champs l'autre matin, ils ont été enlevés par les éclaireurs ennemis et emmenés captifs en Iroquoisie...
À la pensée de Saint-Edme et du baron Bessart, prisonniers des Iroquois et attachés au poteau de tortures, le duc de Vivonne se mit à rire tellement qu'il en pleurait.
– Croyez-moi, comte, mais je finirai par regretter ce pays de sauvages et cette fille du bout du monde !
Chapitre 85
On n'avait encore aucune nouvelle des gens de l'île d'Orléans et des enfants de Saint-Joachim.
Angélique voulait se rendre là-bas. Sur le port elle trouva une grande barque prête à tendre la voile. Le vieux Topin lui aussi entreprenait d'aller s'enquérir des victimes de la descente iroquoise. Le marinier et ses fils étaient armés. Avec les soldats cela ferait un bon contingent. À part eux, il n'y avait personne sur la place de l'anse du Cul-de-Sac.
La ville, épuisée, dormait enfin, derrière ses volets clos.
Deux portefaix sortirent d'un abri de planches pour aller se laver le visage au fleuve.
Apprenant le but de l'expédition, ils retournèrent à leur cabane et revinrent portant sur l'épaule des bêches et des pioches en disant :
– On ne sait jamais ! Y aura peut-être des tombes à creuser.
Ils montèrent à bord.
Angélique avait pris avec elle son sac de médecine, du linge en prévision de blessés à panser, des pommades pour les plaies, les brûlures...
Un objet insolite, comme un grand coffre échoué sur la grève, attirait l'attention. C'était le soubassement destiné au tabernacle de Sainte-Anne-de-Beaupré, le maître-autel en forme de tombeau, oublié là depuis la veille et dont les rocailles et les volutes brillaient de tous leurs ors à la douce lumière du matin.
La veille, Éloi Macollet, le coureur de bois miraculé, qui s'était chargé de le porter en barque à Sainte-Anne, l'avait abandonné là, lorsque, après avoir déchiffré les signaux de fumée, il avait compris que l'île d'Orléans appelait au secours.
Janine Gonfarel l'avait vu s'embarquer avec quelques gaillards résolus, ayant troqué le chapelet pour le fusil, et mettre le cap sur la grande île.
Macollet et ses compagnons avaient-il assisté de loin à la capture de la grande barque qui était partie la première, emportant le sculpteur Le Brasseur, des pèlerins et divers éléments du tabernacle destinés au retable ? Avaient-ils été témoins du massacre de ses occupants ? Avaient-ils subi le même sort ?
Un bon vent gonflant la voile, la barque de Topin arriva dans le temps le plus rapide aux abords de l'île d'Orléans. Ils croisèrent devant l'anse de Sainte-Pétronille ne voulant pas aborder, car ensuite il ne leur resterait plus assez de temps pour se rendre à Saint-Joachim et, après avoir constaté l'état des lieux, en revenir avant la nuit.
Les parages semblaient déserts. Angélique regarda vers la mi-côte en direction du manoir de Guillemette dans les arbres et, à son grand soulagement, crut voir s'élever un filet de fumée d'allure assez benoîte.
– J'aperçois quelqu'un, dit l'un des mariniers.
C'était Éloi Macollet qui les avait vus.
La marée était haute, ils purent s'approcher et se crier les nouvelles les plus notables.
C'était la pointe sud qui avait le plus souffert. Macollet, arrivant dans sa barque, avait longé l'île et s'était approché des Iroquois en chantant son chant de paix. Il avait eu la chance d'être reconnu par un de leurs grands capitaines, ce qui lui avait permis de parlementer pour obtenir la vie sauve pour les habitants qui s'étaient réfugiés dans les hauts de l'île où ils se retranchaient sous la conduite d'hommes entraînés aux embuscades, tels que Maupertuis.