L'ordre de se retirer était parvenu aux sauvages et tous en glapissant s'étaient rejetés dans leurs canots pour aller s'embosser au large, derrière le Cap Tourmente et au-delà où le reste de leur flotte les attendait.
On les avait vus revenir à la nuit et, une fois encore, les survivants de l'île avaient attrapé leurs chaudières et étaient remontés vers les hauts. Mais ce ne fut que pour mieux jouir du spectacle de tous ces canots remontant le Saint-Laurent à la lumière des torches.
– Et Guillemette ?
– Vivante ! Sa maisonnée aussi.
Il déclina l'offre de se joindre à eux. Il avait son bateau et reviendrait sur Québec demain.
– C'est aussi bien comme ça, fit remarquer le vieux Topin lorsqu'il eut remis le cap en direction de Beaupré, je n'ai rien voulu dire parce que, ces choses-là, on les apprend toujours assez tôt, mais il paraît qu'il y a eu aussi du dégât sur la côte de Lauzon et que Cyprien Macollet, son fils, aurait été tué.
Vers la fin de la matinée, ils approchèrent des « battures » silencieuses des environs de Saint-Joachim. Auparavant, brillant au soleil, s'était montré le clocher de Sainte-Anne-de-Beaupré. La nouvelle église n'avait pas été incendiée.
Maintenant le Cap Tourmente dressait, tout proche, sa masse bleue de deux mille pieds de hauteur dont la base baignait dans une vaste nappe de fumée stagnante qui s'étirait sur la plaine, continuant d'être alimentée par différents foyers de ruines disséminés de loin en loin. Ayant abordé à un petit môle de bois émergeant de touffes de roseaux blanchis de sel, ils s'avancèrent, le cœur serré, vers les bâtiments encore éloignés, dont malheureusement ils voyaient fumer les murs noircis.
En s'approchant par un sentier bientôt élargi, ils entendirent les meuglements des vaches, égaillées par les prairies. Au moins le troupeau n'avait pas entièrement péri dans les étables en flammes. Les vaches avaient pu s'enfuir. Ou bien elles avaient été menées dehors les jours précédents par le fermier, leur donnant enfin la clé des champs après l'hiver. La neige s'était retirée depuis longtemps de ces plaines. On n'en voyait plus que dans les sous-bois au sommet des côtes.
La plus grande maison à deux étages, sur la droite, offrait du dehors un aspect intact.
Ils se dirigèrent tout d'abord, en traversant la cour, vers les bâtiments qui avaient subi des dommages. Ceux de bois, presque entièrement consumés, n'étaient que carcasses charbonneuses. Les murs de pierre de la petite ferme n'entouraient plus de leurs pans aux créneaux noircis que le vide désordonné des ruines, plafonds et planchers s'étaient effondrés, ainsi que le toit. Les conduits de cheminées dressés sur le socle des grands âtres paraissaient veiller comme des sentinelles dénudées et misérables.
Enfin il y avait la chapelle, vers laquelle ils se dirigèrent avec appréhension.
Les Iroquois n'y avaient pas mis le feu. Était-ce pour que rien ne fût effacé du spectacle qu'ils y trouveraient ?
En avertissement tragique, ils virent devant, à quelques pas, tombé les pattes raides, le grand dogue de l'abbé Dorin, qui avait dû se dresser pour avertir, en aboyant, de l'approche silencieuse de l'ennemi et qui avait été transpercé d'une flèche.
Les habitants de Saint-Joachim avaient été surpris, rassemblés à l'heure de la messe.
L'aumônier, ses servants qui étaient de jeunes élèves artisans de l'école des Arts et Métiers, de quinze à seize ans, les assistants parmi lesquels les fermiers, les « engagés » qui leur servaient d'aides, l'abbé Dorin, des professeurs du Séminaire et de l'école, avaient été tués, à coups de couteau, de hache ou de casse-tête, et scalpés.
– Où sont les enfants ?
Angélique regardait avec appréhension du côté de la grande demeure qui respirait le calme. Faudrait-il y découvrir pour victimes des garçonnets de six à dix ans ?
– Je manque de courage, dit-elle aux militaires qu'elle avait amenés. Allez-y, vous, Messieurs, qui êtes accoutumés aux horreurs des champs de bataille.
Entrés dans la maison, l'arme au poing, les soldats reparurent peu après sur le seuil en criant :
– Personne.
Vide, la grande ferme était dans un ordre miraculeux. Au dortoir, toutes les petites paillasses alignées se présentaient bien bordées. Au réfectoire, la longue table était mise, les écuelles de bois disposées de place en place, flanquées chacune d'une tranche de pain bis, aussi large qu'une assiette.
Dans les salles de cours et à l'atelier, les tables, les escabeaux, le matériel de ferronnerie ou de charpenterie, de peinture ou de sculpture sur bois, paraissaient attendre les élèves.
– Où sont les enfants ?
– Les Iroquois les ont peut-être emmenés en captivité.
– Non ! Ils n'ont pas emmené de prisonniers, à part l'homme et deux enfants aperçus dans le canot et qui venaient de Lauzon.
Ils revinrent au milieu de la cour et firent un appel de mousqueterie.
Puis avec courage, les hommes entreprirent de sortir les cadavres, une quinzaine en tout, et de les aligner devant la chapelle, tandis que les deux débardeurs commençaient de creuser des fosses.
De temps en temps, on tirait un coup de feu.
*****
Une heure plus tard un mouvement se dessina au pied de la montagne. On les vit venir. Ils étaient là, tous en vie. Une trentaine de petits séminaristes vêtus de noir, avec, à leur tête, le jeune et blond Emmanuel, leur ange gardien qui les avait sauvés.
Tout d'abord c'était à son initiative qu'ils devaient de s'être levés ce jour-là bien avant l'aurore. Il avait obtenu la permission du supérieur, la veille au soir, de leur faire admirer le lever du soleil du haut du Cap Tourmente.
Dans la nuit encore profonde, après avoir bien rangé leur dortoir, et s'être assis sur le seuil pour chausser leurs souliers, ils étaient partis en bande vers la grosse masse sombre du cap, leur voisin, leur génie tutélaire, qui se devinait en plus obscur sur un ciel opaque. La lune était couchée.
Neals Abbal, qui était l'un des grands, surveillait l'arrière-garde. Tandis que la nuit devenait grise, ils avaient grimpé parmi les roches. Là-haut, assis au bord de la falaise, serrés les uns contre les autres, ils avaient vu l'astre du jour se lever, se mirant dans le fleuve-mer dont la vaste étendue se confondait avec le ciel.
Vers le nord, au-delà du cap, le Saint-Laurent s'ouvrait déjà sur sept à huit lieues de large.
C'est dans cette immensité rose bleutée qu'Emmanuel avait vu soudain surgir, comme un nuage d'insectes malfaisants, les canots de la flotte iroquoise.
C'était tout d'abord comme un cauchemar. Il se frotta les yeux. Des centaines de canots indiens... Ils arrivaient par le nord... Puis il les vit s'abattre contre le rivage étroit au pied de la montagne. La moitié débarqua et se dirigea vers Beaupré. L'autre resta là à garder les canots. Ils avaient des armes. Et il reconnut leurs chevelures : c'étaient des Iroquois.
Alors Emmanuel saisit les deux plus jeunes enfants par la main et s'élança :
– Suivez-moi ! Vite ! Vite ! Et sans bruit. Neals, ferme la marche !
Il grimpe le plus qu'il peut. Il s'éloigne vers l'arrière des sommets, s'enfonce dans les bois, puis redescend et suit le bord de la falaise. Il connaît par là les vestiges d'un ancien poste de guet que les broussailles ont recouvert, dissimulant la tranchée aux regards. Il y fait se glisser les enfants. Ils y sont tous allongés, couchés dans la fosse, hors de vue.
Parfois, Emmanuel risque un œil au-dessus du rempart de terre et de mousse qui referme la cachette. Il aperçoit au loin la plaine où églises et maisons brûlent marquant la progression des Iroquois vers Québec.