Vers le milieu du jour, son instinct en alerte sent l'approche d'êtres humains. Il les flaire au silence des arbres, à l'odeur, au vent devenu muet. Entre les branches, il aperçoit à quelques pas des silhouettes de guerriers iroquois qui défilent comme des ombres entre les branches, suivant le chemin des crêtes. Leurs panaches au sommet du crâne étincellent. Les traits de peinture rouges et noirs accentuent leur expression cruelle.
De ses deux mains étendues, Emmanuel a fait signe aux enfants de cesser d'exister.
Par quel miracle de l'espèce nouvelle qui se développait dans le sang de ces petits coloniaux, leur donnant la ruse instinctive des bêtes des bois, purent-ils se tenir sans souffle et comme en transe, absents à eux-mêmes ? Les fauves au flair exercé passèrent à deux pas sans soupçonner les oisillons tapis dans les fourrés.
Voyant le petit Marcellin frémir à la vue de ceux qui avaient enseigné son enfance et dont il avait partagé les chasses et les fêtes, Emmanuel lui avait doucement posé une main sur les yeux et l'autre sur la bouche. Ainsi les Iroquois passèrent comme des fantômes.
Un ordre mystérieux semblait les refouler vers le lieu où ils avaient abordé et où les attendaient leurs embarcations.
Il pensa qu'ils n'avaient voulu que du pillage et des scalps. Mais ils ne jetèrent pas toutes leurs forces dans cette opération. La plupart étaient restés en attente gardant les canoës à l'abri des criques, au-delà du Cap Tourmente.
Au soir, Emmanuel aperçut dans le lointain bleu brouillé du crépuscule les multiples lumières des canots, constellant d'étoiles la grande surface d'eau où ils se ressemblaient au-delà de l'île d'Orléans.
« C'est maintenant qu'ils marchent sur Québec », avait-il songé, atterré.
La nuit était venue et avec elle le brouillard montant des failles humides. L'obscurité était profonde. Les enfants dormirent dans le ravin glacé, lourdement, comme des pierres, comme des bêtes, hivernent.
Emmanuel priait :
« Que deviendrons-nous si nos frères de Québec sont tués ? Que Dieu protège nos armes ! »
Le soleil s'était levé, les enfants s'étaient éveillés. Les brumes se dissipaient, découvrant de nouveau le fleuve, mais des hauteurs où ils se trouvaient, ils ne pouvaient discerner si Québec était ou non anéantie.
Rien ne bougeait dans la plaine. Des fumées continuaient de s'élever çà et là des habitations incendiées tout au long de la côte. Enfin ils avaient entendu des coups de feu. Ils avaient repéré une voile en lisière des battures. Des silhouettes de militaires, des hommes armés se dirigeaient vers la grande ferme. Parmi elles, une femme, ce qui avait achevé de les rassurer. On les cherchait, on venait à leur secours.
Ils quittèrent leur cachette et entreprirent la descente abrupte vers la plaine. Ils étaient là maintenant, frissonnant dans leurs vêtements souillés de terre et découvrant les cadavres alignés devant la chapelle. Comprenant à quel horrible sort ils avaient échappé, ils demeuraient figés, muets, contemplant ceux qui, hier, étaient leurs maîtres vivants ou leurs frères d'étude ou de jeu. Ces amis, ces protecteurs dont dépendaient l'animation de leurs vies, le mouvement des heures, le lever, le travail, le manger, le coucher, la prière. Avec ces corps immobiles à la tête sanglante, retirés de la vie, c'était l'existence rompue, la loi bouleversée, le retournement sur la face macabre du destin... Les Iroquois avaient donné la mort.
Angélique et ses compagnons cherchaient en vain à les entraîner pour les arracher à leur contemplation morbide.
– Venez ! Venez, enfants, insistaient-ils. Venez, votre réfectoire vous attend. La grande ferme est debout. Elle vous reste.
Ils ne bougeaient pas, effrayés. Le jeune Emmanuel découvrant parmi les morts l'abbé Dorin, son père spirituel, qui avait pris en main sa formation de futur prêtre, était accablé d'un chagrin profond.
Soudain l'adolescent releva la tête, semblant tendre l'oreille, tandis qu'une expression bouleversée se peignait sur ses traits.
– Écoutez !
Angélique craignait que sous l'effet des épreuves sa raison ne vacillât, hantée par la peur de voir surgir à nouveau les horribles assassins, tomahawks levés.
– Non, le rassura-t-elle vivement, n'ayez aucune crainte, Emmanuel. Vos cruels ennemis se sont éloignés et de longtemps ils ne reviendront plus. Je m'en porte garante.
– Ce n'est pas cela, fit-il fébrile, écoutez ! ÉCOUTEZ !
Le visage illuminé, lentement, il leva le bras et le tendit en direction du sud d'où commençait de sourdre un appel lointain.
« Couâ ! Couâ ! »
– Les grandes oies blanches, cria-t-il avec des sanglots dans la voix. Les grandes oies blanches du Cap Tourmente. Elles arrivent ! ELLES ARRIVENT !
Et elles apparurent, s'inscrivant dans le ciel en un premier vol ramé angulaire.
Puis d'autres formations presque invisibles encore s'annoncèrent par l'écho assourdi de leurs clameurs.
« Couâ !Couâ ! »
Les enfants, oubliant tout : terreur, fatigue et faim, s'élancèrent et coururent vers les marais en poussant des cris de joie.
Et lorsque le premier vol, comme se laissant tomber tout droit des hauteurs du ciel, s'abattit à quelques pas d'eux, sur les rives saumâtres du Cap Tourmente, ils se mirent à sauter et à applaudir, criant aux oies des souhaits de bienvenue.
Elles s'abattirent, si lasses qu'elles n'avaient même plus la force de s'effrayer de ces petits gnomes noirs qui dansaient parmi elles en frappant des mains, en ouvrant leurs bras comme s'ils avaient voulu les embrasser, sans se soucier des durs becs cornus des jars, parfois presque aussi hauts qu'eux.
Dans un tourbillon neigeux, elles se laissaient tomber comme mortes, exténuées.
Trois mille deux cents miles depuis les Carolines, sans haltes, sans étapes, sans autre repos que les nappes glissantes de l'azur, négligeant bois et prairies au-dessous d'elles et les tentations de la forêt du Maine, se déroulant sans fin, déjà verdoyante, incrustée de ses milliers de lacs de saphir.
Une seule pensée dans les petites têtes rondes des oies, au bout des longs cous tendus comme flèches : le Cap Tourmente, l'escale d'amour avant les terres du Grand Nord.
L'ayant atteint, elles repliaient enfin leurs ailes qui n'avaient cessé depuis trois ou quatre jours de se déployer et de battre en cet ample et régulier mouvement du vol migratoire, soutenu, vigoureux, persévérant, et elles se laissaient tomber au pied du promontoire comme pour y expirer.
Mais ayant touché terre, elles se ranimaient aussitôt et, après avoir accompli quelques petits pas infirmes, on les voyait redresser leurs cous altiers afin d'envisager et de reconnaître d'un œil vif les horizons du Fleuve, l'ombre du Cap Tourmente et de l'île d'Orléans se mirant dans les eaux puis, rassurées, elles se mettaient à fouailler la vase à la recherche de leur scirpe d'Amérique bien-aimé, rhizome délectable qu'elles ne trouvaient qu'en ce lieu.
Les « voiliers », selon l'appellation commune que l'on donnait aux différents groupements de vol des oies sauvages, ne cessaient d'arriver, naissant du ciel, tourbillonnant, plongeant, se posant. Une barque où se trouvait Mme de Castel-Morgeat aborda au milieu d'un ballet d'ailes claquantes et de cacardements assourdissants.
Les occupants de l'esquif eurent du mal à mettre pied à terre et à se frayer un chemin dans la cohue des « sauvagines » de plus en plus nombreuses et dominatrices.
La progression des arrivants à grands moulinets de bras et de coups de chapeau fut lente.
Angélique, en apercevant de loin celle qu'elle commençait de nommer en son for intérieur et avec amertume « sa rivale », pensa :
« Anne-François est mort. »
Sabine de Castel-Morgeat en la découvrant dans ces lieux parut la première surprise.