– Votre fils ? s'informa Angélique.
– Il va bien... Enfin aussi bien que l'on veut m'en persuader... Je ne vous savais pas ici.
Mme de Mercouville, dit-elle, avait voulu l'éloigner du chevet du jeune homme où elle se consumait à guetter la respiration de celui-ci.
– Alors j'ai pensé qu'il fallait faire quelque chose pour les victimes de la côte de Beaupré. Seul vaquer à m'occuper de la misère des autres me détourne de la mienne.
Avec l'aide d'une courageuse amie, dame de la Sainte-Famille, Mme Barbeau, qui l'accompagnait, elle avait frété une embarcation pour Saint-Joachim et l'avait mise à la disposition de M. de Bernières, directeur du Séminaire. Celui-ci était présent avec deux de ses coadjuteurs et des domestiques.
Les ecclésiastiques arrivaient à point pour chanter le De Profundis au-dessus des sépultures fraîchement creusées, où l'on s'apprêtait à descendre les morts.
Prières et cantiques s'élevèrent faibles et tristes, ayant quelque peine à dominer le concert cacophonique des oies sur les rivages.
Mme de Castel-Morgeat avait apporté du linge et des vêtements frais lavés et repassés que lui avaient remis les sœurs lavandières de l'Hôtel-Dieu. Les collerettes plissées, amidonnées, étaient empliées comme des crêpes sur la table après avoir été sorties d'un petit coffre rond en peau de loup marin dans lequel on les transportait.
Des marmites d'eau avaient été mises à chauffer sur le feu. Les dames aidèrent le brave jeune homme, Emmanuel, et le secrétaire de M. de Bernières, à décrasser la petite compagnie. Ensuite les garçonnets enfilèrent leurs grosses chemises de lin rudes et chaudes pour la nuit et on les mena au lit. Les petits séminaristes canadiens allaient dormir bercés par la mélopée aigre et rauque des oies sauvages revenues.
Il fut décidé qu'une embarcation allait faire retour sur Québec. Angélique et Sabine y prirent place. Angélique ramenait Marcellin qui s'était accroché à elle et Mme de Castel-Morgeat prit sur ses genoux, enveloppé dans une couverture, un enfant qui grelottait de fièvre et qui requérait des soins pressants.
Il faisait jour encore lorsque Topin dressa la voile, mais on ne pourrait atteindre Québec avant la nuit.
À mi-chemin, ils croisèrent un convoi de barques, se dirigeant vers Saint-Joachim. Dans la plus grande se trouvait Mgr de Laval. Des nouvelles furent lancées d'un bord à l'autre. Ceux qui revenaient parlèrent d'abord des enfants sauvés, puis nommèrent les morts.
Tandis que les esquifs se maintenaient à distance par les rames, Angélique remarqua dans une chaloupe, à la remorque de la barque épiscopale, un homme dont le visage ne lui parut pas inconnu.
Il se tenait assis, avec une femme et des enfants, autour d'un gros ballot de forme indistincte que tous, y compris les gamins, semblaient entourer de précautions afin de lui éviter les chocs.
– N'êtes-vous pas le meunier de Château-Richier ? lui demanda-t-elle.
– Si fait, répondit l'homme hilare...
Malgré les tragédies récentes, il se montrait fort joyeux.
Le jour où Angélique avait fait sa première visite à l’Évêché, elle avait rencontré ce garçon qui venait de signer avec Mgr de Laval un bail sur les deux moulins de son fief en échange par année de six cents livres tournois, de six poulets et d'un gâteau.
– Ne dit-on pas que Château-Richier a souffert de l'Iroquois ?
– Oui-da ! Mon moulin est en cendres. Mais moi, je suis sauf et ma famille aussi.
Il devait la vie à son gâteau annuel. Voulant offrir à l'évêque un chef-d'œuvre d'importance, il était venu l'avant-veille à Québec avec les siens, afin de profiter du four plus vaste d'un collègue et de choisir des confiseries pour la décoration.
Sans se préoccuper des bruits de guerre, il avait brassé, pétri, enfourné, garni et décoré durant tout ce temps, et ce n'est pas pour regarder passer les Iroquois qu'il aurait pris le risque de laisser brûler le fruit d'un tel travail. Son moulin avait flambé, mais lui et les siens étaient saufs et son gâteau réussi.
Maintenant, on portait le chef-d'œuvre à Saint-Joachim. Il souleva la nappe qui le recouvrait afin de montrer à ces dames l'appétissante merveille, décorée de pralines et de pâte d'amande.
– Les enfants vont être consolés, dit Sabine.
Laissant s'éloigner le convoi, leur barque reprit sa route en direction de Québec.
La nuit n'était pas tout à fait tombée. Un dernier « voilier » de sauvagines pointait dans le ciel d'or. Les côtés du triangle flottaient comme des rubans noirs, formés par chacun des oiseaux s'efforçant de maintenir leur alignement aussi net que possible, le dessin de leur figure aussi purement tracé, des extrémités de l'ouverture jusqu'à la grande oie de tête. Et de très haut, tombaient des nues leurs salutations joyeuses.
« Couâ ! Couâ ! Couâ ! »
Angélique sentait que Sabine de Castel-Morgeat était désireuse de lui parler et elle détournait ostensiblement la tête. Elle avait vécu ces deux journées sans avoir le temps de penser. Cela ne l'empêchait pas d'éprouver par moments comme un coup de poignard aigu, un élancement sournois.
Elle ne savait pas ce qui allait arriver, quand elle retrouverait le temps de réfléchir...
Elle rencontra, fixés sur elle, les grands yeux noirs pathétiques de Sabine et leur beauté lui fut insupportable.
Pourquoi fallait-il qu'elle se trouvât assise à côté de cette femme dans cette barque ?
Par la faute d'un vent contraire et du reflux de la marée, on dut rester longtemps à louvoyer sous Québec, tandis que Topin se débattait avec sa voile carrée, et lui reprochait d'avoir pris des habitudes de paresse, au cours de l'hiver.
– Tu es restée trop longtemps en quenouille, pendarde ! Finis de lanterner...
Dans la nuit, Québec se dressait, ombre noire où s'allumaient, une à une, en espalier, les lampes des maisons.
À la fin de l'automne, du château arrière du Gouldsboro dansant sur les flots, Angélique l'avait aperçue pour la première fois, Québec, la petite capitale perdue du royaume de Nouvelle-France.
Sa douleur se réveilla comme si elle avait touché un point sensible, sans pouvoir diagnostiquer où se trouvait le mal et de quelle nature il était.
En ce qui la concernait le défi avait été relevé, la partie gagnée.
« Tu es une triomphante », disait Guillemette.
Mais ne payait-elle pas trop cher ses victoires ?
Le prix était à la hauteur du défi.
« Aurai-je le courage ? » se demanda-t-elle.
À nouveau ses regards croisèrent ceux de Sabine de Castel-Morgeat.
– Angélique, écoutez...
– Non ! fit celle-ci en détournant la tête, farouche. Ne m'exaspérez pas.
– Il faut pourtant que je vous dise... Que vous sachiez.
– Non ! fit encore Angélique mais avec moins de conviction. Laissez-moi, je suis fatiguée.
Elle se sentait les paupières lourdes. Elle mourait de sommeil.
Le balancement de la houle qui les faisait danser comme un bouchon devant la ville, en attendant que le vent, soudain tombé, voulût bien reprendre son souffle, avait raison de sa résistance. Elle était envahie d'une incoercible envie de dormir.
– Vous n'en pouvez plus ! Vous en avez trop fait !
Certes, se dit-elle avec ironie, deux jours de galopades effrénées, à traiter avec le plus sauvage des Iroquois, à panser les blessés, à naviguer, à enterrer les morts et tout cela sur la lancée d'une nuit d'amour fougueuse et d'un sinistre attentat où elle avait failli laisser sa vie, il y avait de quoi être fatiguée. Sa tête s'inclina malgré elle, frôlant les cheveux blonds de Marcellin endormi contre son sein.
Les yeux clos, elle se mit à faire des projets très précis sur la conduite qu'elle allait tenir dès qu'elle toucherait le port. Pour commencer, elle ne prêterait l'oreille à aucune requête. S'il se trouvait par là, sur la place, un carrosse, elle monterait dedans – fût-il celui de Madame le Procureur – et se ferait conduire chez elle en la Haute-Ville.