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Il était prêt pour la route, superbe dans son pantalon de grosse toile que retenaient plusieurs tours de sa large ceinture de laine, tissée en dessins fléchés de fils coloriés aux longues franges. Il était chaussé de ses fameuses bottes en peau d'élan artistement brodées en poil de porc-épic de diverses couleurs et ornées de petits cylindres de métal d'où s'échappaient des touffes de poils de chevreuil teints en rouge.

Il avertit qu'il cédait ses concessions attenantes au marquis de Ville d'Avray parce qu'il savait que c'était lui qui en profiterait.

Restait l'affaire Euphrosine Delpech. Angélique l'interrompit en lui disant qu'elle n'était pas au courant et qu'Euphrosine ne l'intéressait pas. Banistère déplorait que son greffier-sculpteur Le Basseur fût mort. Mais il avait pu établir auparavant avec lui un soigneux mémoire qui attaquait le procureur Tardieu pour avoir laissé tomber en désuétude sa demande de lettres de noblesse. Comme il laissait une abondante provision d'écus entre les mains de Basile, la chicane serait alimentée et le procureur allait avoir du fil à retordre. Banistère démontrait ainsi que son nom indien « Ackhirahes » (Il-cogne-fort) était bien porté.

Ayant dit, Banistère poussa un appel rauque et son gamin, qui se tenait dehors, se présenta toujours farouche, serrant sur son cœur un magnifique morceau de pain bénit du jour de Pâques. Il était de tradition de le conserver aussi longtemps que possible et les « voyageurs » ne manquaient jamais de l'emporter, ne devant le manger qu'à la dernière extrémité, dernier lien du « coureur de bois » avec son église et sa paroisse.

L'enfant était chaussé de bottes d'élan, le bonnet de laine enfoncé jusqu'aux yeux. Son père le lui fit ôter d'une bourrade, ce qui était un maximum de civilité à obtenir de sa part.

Le chien niaiseux sortit de sous le four à pain en remuant la queue.

Chapitre 87

Tout au long de ces trois jours qui virent le passage des Iroquois, Angélique, par moments, quand elle refaisait surface, suffoquait, se rappelant que, quelque part dans un coin de son âme, elle souffrait beaucoup. Mieux valait que Joffrey fût au loin, car la douleur venait de lui.

En s'apercevant qu'elle se félicitait de son absence, elle fut désespérée. Fallait-il comprendre que leur amour était mort ? On répétait qu'elle avait sauvé Québec et tout le monde l'encensait. Mais en elle, un ressort allait se casser.

La ville épargnée, le jeune Anne-François hors de danger, les petits garçons de Saint-Joachim ayant fait honneur à leur gâteau, les grandes oies blanches revenues, Angélique se plongea dans ses larmes.

– Mais pourquoi a-t-il fait cela ? s'écria-t-elle à voix haute dans le silence de sa petite chambre.

Pourquoi ne l'aurait-il pas fait ? Il l'avait toujours fascinée par la liberté de ses actes. Il n'y avait pas d'homme plus libre au monde...

Mais les raisonnements ne pouvaient rien contre l'amertume qui l'envahissait lorsqu'elle repensait aux circonstances dans lesquelles l'homme qui lui était le plus cher s'était détourné d'elle, ne serait-ce qu'une heure. Elle n'avait pu renoncer à se torturer en recherchant avec exactitude où et quand cela s'était passé. En fait, elle le savait, puisque Anne-François n'en avait pas fait mystère. C'était au château de Montigny, le jour déjà lointain où elle était allée à l'île d'Orléans visiter Guillemette la sorcière. Et précisément elle s'y était rendue pour demander à Guillemette des conseils ou une médecine afin de calmer les nerfs de Mme de Castel-Morgeat. C'était le comble ! Tandis qu'elle se dévouait, préoccupée de l'état proche de la folie dans lequel se trouvait la femme du gouverneur militaire, elle... il...

Angélique se jetait sur son lit et enfonçait son visage dans son oreiller pour ne pas crier, hurler. Tout le monde s'était moqué d'elle.

Ce jour-là, elle était à l'île d'Orléans et Guillemette la sorcière qui savait, qui, voyante, ne pouvait pas ne pas savoir, avait eu le front de lui dire :

« Tu es une femme heureuse ! »

Car elle savait sans nul doute. Parlant de Sabine de Castel-Morgeat, ne lui avait-elle pas dit avec un sourire dont elle comprenait maintenant l'ironie :

« Ne t'inquiète pas pour elle, elle va être sauvée. »

Et, pour détourner ses soupçons, dissiper les ondes de son instinct à elle, Angélique qui, même de loin, pourrait être avertie de la félonie qui se consommait, la sorcière, hypocrite, avait retenu son attention par toutes sortes d'artifices, la captivant de récits et de confidences, comme on raconte des histoires à un enfant pour lui faire avaler une médecine. Et sur le point de la quitter elle lui jeta n'importe quelle sottise pour nourrir à faux son imagination, afin que, intriguée par l'énigme, Angélique ne s'aperçoive pas de ce qui se passait sous son nez :

« Il ne faut pas qu'il aille à Prague. »

Prague ! La capitale de la Bohême qui venait là comme « un cheveu sur la soupe » pour brouiller son entendement. Ah ! Ils s'étaient bien gaussés d'elle, tous, derrière leurs amabilités. Jusqu'à Mme de Mercouville qui l'avait encouragée à s'éloigner en lui donnant le scapulaire de Sabine, feignant d'être préoccupée pour celle-ci.

Et les allusions de cette vipère d'Euphrosine qui avait dû se réjouir, car elle avait su, presque vu... Et Angélique lui avait soigné son nez gelé, comme une sotte qu'elle était, contente de rendre service, de soulager alors qu'on exploitait sa bonté, tous ces jaloux et ces envieux ne lui sachant aucun gré des soins qu'elle dispensait.

Angélique, le visage dans son oreiller, se voyait entourée de traîtres et de traîtresses qui s'étaient gaussés d'elle tout en lui prodiguant des amabilités afin de profiter des avantages de son amitié. Ulcérée, elle repassa tous leurs actes par le crible d'un machiavélisme raffiné où elle voyait Joffrey et Sabine aidés par la ville entière la tromper, jusqu'au moment où sa loyauté l'obligea à se rappeler qu'elle était partie pour l'île d'Orléans sur un coup de tête, sans avertir personne, et que s'il y avait eu machiavélisme on ne pouvait en accuser que le hasard, grand maître en l'art de la farce.

Elle se releva en titubant. Elle ne pouvait plus soulever les paupières, tellement elles étaient gonflées mais se sentait un peu calmée.

En découvrant le reflet de son visage tuméfié par les larmes, elle se dit qu'il y en aurait au moins pour une bonne heure de soins avec compresses, crèmes et cataplasmes, avant de pouvoir retrouver une figure convenable.

Comme elle recommençait à pleurer, elle comprit que masques et compresses ne serviraient de rien si elle ne parvenait pas à retenir les pensées déplorables qu'elle se forgeait comme à plaisir. Avait-elle le droit de retenir prisonnier un homme comme Joffrey de Peyrac ?

Mais ses appels à la résignation demeurèrent sans effet. Elle ne pouvait empêcher ses larmes de couler et elle se disait qu'il y avait quelque chose de brisé en elle.

*****

– Pourquoi pleures-tu ? dit la Polak.

– Je ne pleure pas.

– Tu crois que je ne vois rien. Tiens assieds-toi. Bois ! Mange ! Je t'ai préparé du veau. On en tue rarement. Mais au printemps, faut manger de la viande de printemps.

La pensée du veau rendit Angélique plus triste encore et elle secoua la tête.

– ... Marquise, pas un homme ne mérite qu'on se prive d'un bon plat. Tous les mêmes, les hommes. Tu devrais le savoir.

Angélique n'avait pas envie d'entendre la Polak philosopher sur les hommes et mélanger Joffrey avec les voyous qu'elle avait aimés dans sa vie dont cette canaille de Calembredaine ou, si brave fût-il, son Gonfarel d'aujourd'hui.

Elle se leva pour s'en aller.

– Marquise, prends garde... Réfléchis un peu avant d'enfourcher ton destrier des grands jours et de partir au galop sans savoir où ça te mène... Des fois que tu verrais un peu trop la paille qui est dans l'œil de l'homme qui t'aime et pas la poutre qui est dans le tien.