Elle faisait claquer son pouce contre l'index.
– ... Y'a rien, j' te dis ! Pas ça ! C'est toi qui creuses ta tombe avec tes simagrées !
Chapitre 88
– Ma petite amie ! Ma petite amie !
De son éventail qu'elle tenait tout droit comme un plumeau, Mme Le Bachoys lui tapotait l'épaule.
La cathédrale était déserte. Devant le maître-autel M. Gaubert de La Melloise priait, assurant son heure d'adoration du Saint-Sacrement.
Dans l'ombre de l'église où elle venait d'entrer afin de soustraire à la lumière du jour son visage altéré, Angélique reconnut la large face au teint vermeil de la brave dame et ses yeux bleus qui lui souriaient avec indulgence.
– Allons ! Allons, ma petite amie, fit-elle de sa bonne voix grondeuse. Est-ce raisonnable, ces yeux rouges ? Vous ! Vous ! Une séductrice ! Une femme qu'on ne peut s'empêcher d'aimer dès qu'elle paraît ? Si vous n'étiez si aimable, les autres femmes vous haïraient car non seulement vous détournez d'elles les regards de leurs admirateurs, mais vous avez enchaîné le cœur d'un homme que toutes vous envient. Vous aurait-il blessé de quelque façon ? J'ai peine à le croire...
– Que vous a-t-on dit ? s'informa Angélique humblement.
– Rien ! Sauf que je ne vois qu'une dureté ou une légèreté venant de Monsieur de Peyrac pour vous faire verser ainsi des pleurs...
Confiante en la bonté de son interlocutrice, Angélique laissa entendre qu'elle avait des raisons de le croire infidèle. Elle s'embarrassait dans ses griefs. Elle ne voulait pas retenir son mari prisonnier, dit-elle, mais les circonstances dans lesquelles la chose était arrivée l'avaient blessée... Elle y voyait de la désinvolture, un manque de cœur. On avait profité de son absence à l'île d'Orléans...
– Ma chérie ! On voit bien que vous n'avez pas l'expérience d'être trahie, s'exclama Mme Le Bachoys. Vous sauriez que quelles que soient les formes ou les circonstances, c'est toujours ulcérant. Si cela se passe sous votre toit en votre absence, c'est une insulte. Au loin, dans la discrétion, c'est d'une hypocrisie révoltante. Quoi qu'on fasse c'est toujours d'une lâcheté sans pareille de la part de l'homme, d'une traîtrise inimaginable de la part de la femme. Il n'y a pas d'adultère élégant.
– En somme, vous l'excusez ? dit Angélique, tout en pensant que son aventure au fin fond des plaines d'Abraham avait tout de même mieux sauvegardé les apparences.
– Et vous, ma chère enfant, vous excuseriez-vous ? Dans le même cas ?
Sous le franc regard, Angélique ne chercha pas à feindre l'indignation vertueuse.
– Oui, reconnut-elle, car je sais que rien ne peut entamer mon amour pour lui... Il ne s'agirait que d'une incartade.
– Qui vous dit qu'il n'en est pas de même pour Monsieur de Peyrac ? Incartade, avez-vous dit ? Un petit écart ! Une petite déchirure dans le contrat ? Mais de quelle sorte de contrat ?
Angélique devait s'avouer que Mme Le Bachoys parlait d'or. Elle aussi était parvenue à la même conclusion. Mais là où tout versait dans la catastrophe, c'est qu'elle avait acquis la conviction qu'il ne l'aimait plus... Ou qu'il l'aimait moins.
Elle se remit à pleurer.
M. Gaubert de La Melloise, de son prie-Dieu du deuxième rang devant le maître-autel, tourna la tête, dérangé dans ses prières par ce bourdonnement de chuchotements et de sanglots qui venaient du fond de l'église.
– Voyons ! Voyons ! la gronda Mme Le Bachoys. Essayez de vous confier clairement. Dites-moi ce qui vous tourmente. Y aurait-il quelque chose que vous auriez observé ou que vous vous seriez imaginé, qui vous entraînerait à attacher plus de gravité qu'il ne faut à cette histoire... ancienne, il me semble ?
Angélique finit par avouer sa seule et unique crainte d'un malheur près duquel le reste avait perdu de l'importance et qu'elle aurait même oublié, si cette inquiétude n'en avait pas été renforcée. Elle craignait d'avoir commencé de perdre son amour. Et elle parla du signe sur lequel elle étayait son pronostic. Cette subtile réticence au sein d'une brûlante étreinte, comme si tout à coup il avait voulu être ailleurs, s'en aller. Oh ! Ce n'avait pas été aussi accentué, définitif... Ne révélait-elle pas un affaiblissement du sentiment amoureux qu'elle lui inspirait ?
– Au contraire !
Mme Le Bachoys paraissait tout à fait rassurée et même enchantée par son histoire. Selon elle, Angélique interprétait à tort une réaction très masculine qui n'était qu'un aveu du pouvoir qu'il lui reconnaissait, de l'intensité du bonheur qu'il éprouvait près d'elle.
– Vous ne vous êtes peut-être pas tout dit... Ma petite amie... Les hommes ont peur de l'extase. Ils s'en méfient. Sauf les très jeunes gens... ou les êtres mystiques. Ils ont peur de ce lâchage, de ce laisser-aller, de cette disparition de toute... assurance. Ils veulent conduire l'attelage. S'affirmer... Leur sang-froid se trouve menacé. Ils ont peur de l'égarement ou d'une faiblesse qui serait mal interprétée. De paraître accablé ou frappé par la foudre...
– Vous croyez donc que sous la violence et l'émerveillement du plaisir qui s'emparait de lui et qui m'habitait aussi, il eût voulu s'en défendre ?
– Ce n'est pas impossible. Les grands maîtres es arts en volupté, doués pour l'amour et pour le dispenser, peuvent redouter de se fondre en une femme, de confesser l'abandon en des bras si faibles et si dangereux. Ils nous prêtent plus de calculs que nous n'en sommes capables... S'ils savaient... Nous autres femmes nous gardons le secret de nos... ravissements. C'est un secret entre Dieu et nous. Nous les cachons à nos confesseurs de peur d'être jugées et vouées à l'enfer. Certains hommes s'imaginent que rien ne nous est accordé que d'une manière diffuse. Mais c'est pourquoi il nous est plus facile de perdre les sens, de perdre la tête, de nous laisser embarquer pour Cythère sans idée de retour. Oh ! Oui, ma chère, nous sommes favorisées.
– Je comprends ce que vous voulez dire. J'ai maintes fois été heureuse, folle et ravie par l'amour mais, ce jour-là, il m'a semblé que j'étais sur le point de mourir sans regret. Car je mourais de joie.
– Personnellement, je m'évanouis, dit Mme Le Bachoys.
À l'idée de cette grosse femme tombant en pâmoison sous les yeux effarés d'un amant, Angélique se mit à rire. Mais Mme La Bachoys ne se vexa pas et partagea sa gaieté.
– Oui ! Vous imaginez combien la situation peut être embarrassante pour un honnête homme qui a fait de son mieux pour mener... disons, l'affaire à bien et avec le plus grand sang-froid dont il se glorifie. Le voici donc tout quinaud se croyant coupable... d'autant plus que ces messieurs sont jaloux de l'ampleur de nos transports...
Elles rirent de plus belle.
Cette fois M. Gaubert de La Melloise estima la dissipation outrageante et se leva dans l'intention d'y mettre fin. Le temps qu'il eût effectué sa génuflexion et descendu la nef, Angélique et Madame Le Bachoys, pour échapper aux remontrances, s'étaient sauvées sur le parvis.
Elles se donnèrent le bras et descendirent les marches.
– Faisons quelques pas sur la place. Promenons-nous à l'ombre des cerisiers en écoutant murmurer le ruisseau. Que disais-je ? Oui, je m'évanouis, et abandonne ainsi le nautonier sur la rive, ce qui le rend furieux. Et vous, quels sont vos aveux ?
– Que voulez-vous dire ?
– Que lui avez-vous manifesté ? Que lui avez-vous avoué ? Que lui dites-vous des sentiments qu'il vous inspire ?