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Alors Angélique se souvint des paroles d'amour qu'il prononçait souvent. Combien il avait mis tout en œuvre, à Gouldsboro, à Wapassou, ici même pour la ramener à lui, la réveiller, la consoler. Et lui, se rendant accessible à elle, lui disait :

« Je suis tombé amoureux de cette nouvelle femme que vous êtes devenue. J'ai pu vivre sans vous. Maintenant, je ne le pourrais plus... »

Quelle réponse avait-elle donnée à ces discours ?

Parfois, il lui était arrivé dans l'excès de tendresse d'avoir envie de franchir on ne sait quelle mauvaise honte, timidité ou peur, et de le combler de paroles, peut-être naïves, mais qui auraient essayé de traduire tout ce qu'il était pour elle. Elle aurait voulu se jeter à ses genoux, ou le serrer dans ses bras, l'embrasser dans un élan possessif et fougueux que lui inspiraient sa vue et sa présence.

– Mais... il n'aimerait peut-être pas cela, fit-elle.

– Que vous disais-je ? Il y a beaucoup de barrières dans nos êtres qui s'opposent à notre bonheur. Vous avez encore bien des chemins à suivre, de découvertes à faire... Il n'y a que les amants qui se connaissent bien, qui savent qu'ils ne se connaissent guère et qu'il leur reste des trésors. On croit toujours qu'on est amoureux et l'on s'aperçoit, quand on regarde en arrière, qu'on l'était peu et que c'est alors, maintenant, qu'on est amoureux... et puis plus loin encore... nous attendent des révélations infinies. On dit et l'on répète : je suis amoureux. Mais même pour une seule personne le mot change. Il reste semblable, mais opposé sur des vérités différentes et que nous sommes seuls à connaître et à définir. Quelles vérités ? J'ai ma petite idée là-dessus,.. Elles sont différentes, ai-je dit !... Pas très variées et pourtant multiples par des développements et les résonances que nous leur donnons, chacun de nous, en nos cœurs...

« L'orgueil des hommes leur tient lieu de corset, dit-elle encore. Comme pour les femmes, ils ne le quittent qu'à regret et non sans gêne dans l'amour. Ils le délacent avec plus d'appréhension qu'un guerrier ôtant sa cuirasse sous le feu de l'ennemi. Notre Peyrac n'a jamais été ainsi, même lorsqu'il n'était qu'un jeune Gascon audacieux... et impatient de goûter à tous les fruits de l'existence, les plus variés et les plus beaux. Je connais sa vie, je me la suis fait raconter plusieurs fois en détail. Mais il préférait prendre l'amour pour un divertissement et un art et vous lui avez appris ce qu'il savait fort bien, lui poète, lui troubadour, que l'amour mord au cœur. Vous l'avez introduit dans un domaine dont il se doutait qu'il existait mais où il croyait pouvoir se dispenser de pénétrer. Cette force qui a disposé de lui peut l'avoir, de temps à autre, rendu... difficile. Mais il y a des paliers, des étapes, qu'un homme comme lui ne peut pas regretter d'avoir franchis.

Mme Le Bachoys fit quelques pas d'un air songeur.

– J'avoue qu'il m'impressionne... Il m'aurait bouleversée si... j'ai préféré vous le laisser. Il y a des feux qu'il ne faut pas essayer de détourner vers soi... Je me connais... À moi, une fois ne m'aurait pas suffi. Et il n'est pas certain qu'il aurait voulu m'en accorder plus... J'aurais dépéri... Vous voyez cela !

Elle hocha la tête en riant.

– ... Vous êtes pour lui la femme inoubliable. De cela il ne guérira pas ! Et il le sait. Un homme comme lui, c'est normal qu'il s'en défende, mais vous... vous pouvez faire tout ce que vous voulez... Même continuer à faire la sotte... Cela ne changera plus rien... Bienheureuse ! Bienheureuse êtes-vous !

Elle regardait Angélique avec douceur et sous le regard un peu voilé des beaux yeux bleus qui brillaient dans ce visage réjoui et couperosé, Angélique se demandait si elle n'avait pas devant elle celle qui aurait pu être sa seule rivale à Québec.

Chapitre 89

« Bienheureuse ! Bienheureuse êtes-vous ! » avait répété Mme Le Bachoys à Angélique avant de la quitter, après lui avoir administré un petit coup amical de son éventail en plumes de dindon sauvage. « Bienheureuse vous qui avez tout reçu ! »

Par un message de la Mère Supérieure des ursulines, Angélique sut que l'on désirait la voir au monastère. Elle s'y rendit, faisant trêve à son chagrin, envisageant que les mères désiraient parler d'Honorine, de ses progrès en lecture peut-être, de ses sottises sûrement.

Les petites filles dansaient sous les pommiers en fleur :

« Alouette ! Gentille alouette ! »

La Mère Supérieure lui dit tout d'abord qu'elle et ses sœurs avaient regretté de ne pouvoir la remercier aussitôt de vive voix d'avoir sauvé leurs vies.

– Notre clôture, Madame, nous est parfois un sacrifice lorsque nous souhaiterions courir à nos amis pour leur baiser les mains.

Mère Madeleine avait eu l'heureuse inspiration de la demander pour lui communiquer certaines recommandations du Seigneur. On pouvait donc la couvrir de bénédictions et l'assurer de prières quotidiennes pour elle et les siens.

Honorine, affirmait-elle, était leur enfant préférée. L'on n'avait avec elle aucune difficulté si l'on s'adressait à son cœur.

Derrière la grille, la Mère Madeleine l'attendait et lui adressa un sourire de connivence.

– Je ne voudrais pas, chère dame, que vous payiez trop cher les mauvais coups que votre vaillance porte au démon. Il se venge toujours, sachez-le. Les grandes faveurs que le Ciel nous accorde, ne peuvent l'être, sans que nous soyons contraints d'abandonner à notre insatiable ennemi un petit lambeau de nous-mêmes afin de calmer sa voracité. Ainsi l'on détourne son attention des enjeux plus graves et j'ai toujours remarqué que le prix de cette obole était minime.

Cette fois, Angélique ne demanda pas : « Que savez-vous ? » Elle comprenait que Mère Madeleine avait deviné qu'elle traversait une crise douloureuse.

Elle dit qu'à son sens la dîme qu'il lui était demandée de verser au démon pour avoir reçu la grâce de sauver Québec ne lui paraissait pas tellement minime. C'était difficile à expliquer à une religieuse.

Pour simplifier les choses, elle confessa à Mère Madeleine, assurée de sa discrétion, qu'elle avait appris récemment une infidélité de son mari.

– L'infidélité ? Est-ce donc, vraiment toujours, la preuve d'un manque d'amour ? demanda Mère Madeleine en haussant les sourcils d'un air naïf.

« ... Ne versez pas trop de pleurs. Vos amis, vos fils sont saufs, votre petite fille est sauve. Votre époux bien-aimé est sauf. Bénissez le ciel ! Au niveau des bonheurs terrestres, il n'y a que la mort qui est irréparable.

Décidément, tout le monde semblait se mettre d'accord pour ne pas la trouver à plaindre. Il y a des êtres qui ne sont pas faits pour inspirer la pitié. Aussi bien n'était-elle pas seule à pleurer dans Québec. On dénombrait les morts.

Parmi les premières victimes, les occupants de la barque qui avait emporté les éléments du tabernacle de sainte Anne. Sabordée à coups de hache, la barque avait coulé. Quelques pièces flottant au gré des flots furent retrouvées.

Des prédelles, c'est-à-dire des degrés de l'autel, longues épaves d'or aux entrelacs de blé et de vigne, aux rinceaux de feuilles d'acanthe, furent aperçues suivant le courant par des mariniers qui changèrent de cap afin de les rejoindre et de les haler jusqu'à Québec. Le dôme et sa croix dansèrent longtemps sur la crête des vagues puis allèrent s'échouer sur la côte nord de l'île d'Orléans, presque dans la crique d'où avaient surgi les canoës ennemis fonçant sur la grande barque avec des cris horribles. Ce qui parut un signe.

Sous le petit cap, au plus serré des oies, furent retrouvés les deux reliquaires poussés là sans doute par les ailes de leurs anges, car on les retrouva ensemble. Ainsi l'œuvre ne serait pas dépareillée. Enfin, juste au pied de la nouvelle chapelle, vinrent s'échouer la custode frappée du pélican eucharistique, la statue de sainte Anne et, un peu plus loin, dans les roseaux, le corps du sculpteur transpercé de flèches.