On l'enterra donc par là, un peu plus haut, près de l'endroit miraculeux, dans l'ombre des rochers dressés, chevelus de broussailles, de buissons de raisins d'ours et de petits pins baumiers aux racines légères. Suivant les saisons, l'appel des oies sauvages, le chant du fleuve berceraient son sommeil éternel. S'y mêlerait au cours des siècles l'ample rumeur ne cessant de grandir des foules pèlerines qui viendraient de plus en plus nombreuses et ferventes s'agenouiller en ce lieu et suspendre, en ex-voto, aux murs et aux voûtes du sanctuaire, des béquilles et des petits navires3.
Aux ursulines, on lui avait parlé de la mort, durant l'hiver, de la petite Jacqueline, la petite Indienne que son père chef montagnais avait amenée le jour de la première tempête. Il est difficile d'élever ces enfants des forêts. Lorsqu'elles sont trop petites pour s'enfuir, elles s'étiolent.
Une autre mort survenue, comme par mégarde, fut celle du Père Loubette. Il était mort. Et comme il était mort durant les journées iroquoises, on se demanda, avec horreur, s'il n'était pas mort parce qu'une fois de plus, dans le bouleversement et le hourvari général, on l'avait oublié. Mais aussi, pourquoi, gémissait-on, refusait-il de se faire porter chez les dames augustines de l'Hôtel-Dieu ? Quand on est grabataire ! Cependant son visage serein, ses paupières closes, le sourire narquois qu'il gardait au coin de ses lèvres rigides rassurèrent les consciences angoissées. Il était mort sans souffrir, affirmait-on. Cela se voyait... Comme on s'endort. Son calumet de pierre rouge était posé à ses côtés, ainsi que la lettre contenant son testament. Il laissait tout ce qu'il possédait à Mme de Peyrac soit son calumet et son vaisselier de bois de chêne travaillé au couteau et à la gouge du temps où les chênes de la forêt américaine n'appartenaient pas encore au Roi de France et que les braves colons pouvaient s'y tailler, sans encourir de sanctions, de beaux meubles pour y ranger leur primitive vaisselle de bois, de calebasse ou d'écorce de bouleau.
Il la priait de remettre sa tabatière de fer-blanc et de menues bricoles de cuir, sachets, ceintures, gris-gris indiens, à un certains. Beaupars qui avait hiverné avec lui en Gaspésie. Dans un codicille malicieux, ajouté avec demande de n'être lu que deux jours après la première lecture, il ajoutait qu'il laissait libre son héritière, Angélique, de faire don, si elle le voulait, au marquis de Ville d'Avray du calumet de pierre rouge.
Cela mit un baume sur la douleur du marquis et sur la déception qu'il avait éprouvée pendant deux jours. Il avait fait une scène à Angélique à propos de ce calumet, ce qui prouvait qu'il commençait à reprendre goût à la vie. Le don du calumet le rendit à lui-même. Il se battit en duel avec Monsieur Tardieu de La Vaudière qui lui avait fait infliger de lourdes amendes parce qu'il n'avait pas de murets coupe-feu à son toit, « comme si j'en avais besoin étant donné que je ne suis mitoyen de personne », et qu'il n'avait pas procédé en temps voulu au pavage de la rue, devant son seuil. Le marquis trouva que la coupe était pleine. Il fut blessé au bras.
– À peine étais-je remis de mon entorse !
Un autre duel prévu, attendu, redouté, eut lieu également.
Le dogue allemand de M. de Chambly-Montauban et le glouton de Cantor de Peyrac se trouvèrent un jour face à face. L'affaire fut rondement menée. La tête du dogue se retrouva perchée à la fourche d'une branche sur la Place d'Armes. À l'autre extrémité de la Haute-Ville, le corps décapité, hissé lui aussi, fait assez rare, dans les branches de l'orme du carrefour, intrigua ceux des chiens du petit campement qui avaient échappé à ses crocs.
Lorsque les Québécois avaient appris comment avait fini le chien de l'abbé Dorin qui était si brave et qui avait été tué d'une flèche iroquoise devant l'église où priait son maître, alors que celui de M. de Chambly-Montauban survivait et continuait de casser allègrement l'échine des chiens indiens de rencontre, ils ne s'étaient pas privés de grommeler :
« Ce sont toujours les meilleurs qui s'en vont ! »
Ils se réjouirent en secret.
M. de Chambly-Montauban en fit toute une histoire. Mme Le Bachoys le secoua. Un chien était un chien et son dogue allemand la plus odieuse créature qui fût. L'attachement qu'il lui portait, s'amusant de sa férocité, était malsain, car il n'avait même pas réussi à en faire une bonne bête et c'était coupable.
Le glouton, le diable des bois, avait rendu justice. Les Indiens de la ville eux-mêmes en convenaient. Elle lui signifia encore qu'il était temps pour lui de penser aux choses sérieuses, c'est-à-dire à se déclarer auprès de leur fille aînée et de la demander en mariage car ayant assez papillonné bêtement, il devait apprendre à faire convenablement l'amour, plutôt que de décevoir sur ce point ses nombreuses conquêtes comme le bruit lui en était revenu.
Il est bon de signaler que ces événements se déroulèrent au cours d'environ trois semaines.
*****
Venant du sud et doublant le Cap Rouge, une flottille de canots et les voiles de grosses barques firent croire au retour de l'armée. Ce n'était que les Trifluviens et les Montréalais qui arrivaient avec leurs bonnets blancs et leurs bonnets bleus. Ils remontaient du fond de la nasse du Saint-Laurent où on les avait oubliés derrière leur blizzard.
Tout ce qui grouillait en amont et qui avait été étouffé, effacé par l'âpreté de l'hiver, surgissait à grand bruit comme un peuple de gentils animaux sortant de leurs tanières et flairant le soleil.
Les nouvelles se déversaient sur les quais comme on l'aurait fait d'une pêche gonflant des filets pleins à craquer. De Québec, l'on aurait cru que tout le monde dormait là-bas au creux des blizzards. Mais pensez-vous ! Il s'en était passé des choses : naissances, morts, mariages, querelles, crimes, disparitions, ruines, réussites... La voix des peuples enterrés s'élevait avec la même animation que le bruit des eaux libérées.
Ça courait et cascadait. Ce n'étaient pas des nouvelles, ni des récits, ni des annonces, c'était un chant, un chant de voyageur au fil du fleuve.
Par ce premier convoi, le baron d'Arreboust était revenu. Il était déçu et désespéré. Cet hiver à Montréal se soldait par un échec. Il avait multiplié les démarches pour rencontrer sa femme qui vivait en recluse, c'est-à-dire entièrement emmurée dans une cellule qui ne communiquait que par un guichet avec le monde extérieur. Les religieuses de l'hôpital de Jeanne Mance s'occupaient de sa subsistance.
Mme d'Arreboust avait distribué une grande part de sa fortune aux œuvres et aux couvents.
Son époux n'avait pu pénétrer qu'une fois jusqu'à sa cellule, ne faisant que l'entrevoir à peine, tandis qu'elle lui reprochait de ne pas demeurer fidèle au sacrifice qu'ils avaient décidé ensemble et qu'il commettait une mauvaise action en venant lui rappeler par sa présence les plaisirs du monde auxquels elle avait renoncé afin de mieux servir Dieu.
Le timbre de la voix qui lui était parvenu par cette ouverture lui avait paru affaibli et chevrotant et il s'était retiré, mortellement inquiet.
– Il ne vous reste plus qu'à vous occuper de cette petite malheureuse, dit Mlle d'Hourredanne à Angélique après qu'elle eut reçu le baron accablé.
« Trente ans, ravissante et recluse ! Comprenez-vous cela ? Le Père d'Orgeval l'a enfermée. Il était son mauvais génie. Il était le mauvais génie de bien des gens. Mais vous avez brisé le charme. Et, grâce à vous, l'on se met à regarder du côté de l'amour avec plus d'indulgence. L'on rêve à l'aventure... une petite aventure une seule fois. Il faudra que vous vous rendiez un jour à Montréal pour voir Camille et pour la sortir de son trou.